La reformulation de l’idée initiale en besoin idéal (on trouve aussi les termes de besoin fondamental dans la pratique de l’analyse fonctionnelle), ou reproblématisation, se fait au sein du groupe projet multidisciplinaire. Elle consiste à modifier le périmètre ou la frontière du problème à explorer. Elle conditionne également la nécessaire montée en compétences de l’équipe projet.
L’intérêt de la reproblématisation
Au départ d’un projet d’innovation, l’énoncé du problème (ou idée initiale, qu’elle soit issue de vous-même, du bureau du marketing, du chef, résultat d’un projet de R&D ou d’une cellule d’innovation ou exploitation d’une niche stratégique de valeur quand les champs d’innovation sont planifiés par l’entreprise) n’est jamais bien formulé.
Ce n’est pas faire preuve d’incivilité ou de révolte que de commencer à le remettre en question. Il s’agit là de votre premier devoir envers votre entreprise. Il faut toujours reformuler le problème initial. À l’issue du repositionnement en besoin idéal, l’entreprise vous sera reconnaissante d’avoir reformulé la question en un problème ou un objectif potentiellement plus créateur de valeur. En effet, innover sur un aspirateur ne consiste pas à « aspirer de la poussière ». De même, innover sur une râpe à fromage ne doit pas nécessairement consister à « râper du fromage » comme nous le verrons. Ou encore, innover sur un clavier d’ordinateur ne consiste pas à « taper sur des touches ». Il va donc falloir trouver les mots, s’en méfier, les réinventer pour décrire le périmètre de problème qu’il est judicieux et légitime d’explorer. Ce décalage de la question ou l’idée initiale n’est ni une généralisation, ni une précision, c’est souvent le produit des deux comme le montre le schéma ci-dessous.
Reproblématisation
Cet exercice de linguistique n’est pas que théorique puisqu’il conditionne fondamentalement toute l’action qui s’ensuit dans le projet d’innovation. Notre quotidien, nos habitudes, l’historique des produits, techniques et technologies ont façonné notre compréhension de ce que signifient les mots. Quand nous pensons à un « clavier d’ordinateur » ou à une « souris d’ordinateur », ces termes (clavier induit doigt et souris induit mouvement et fil) et les habitudes qu’ils ont induits nous condamnent souvent à un univers d’exploration restreint, à ne plus savoir sortir de ses habitudes, ce qu’on traduit souvent par « savoir penser en dehors de la boîte » (thinking outside the box).
Idée de problème ou de solution ?
On confond trop souvent idée de problème et idée de solution.
Entraînez-vous à distinguer la nature d’une idée. En effet, on peut légitimement se douter qu’en partant de présupposés, de partis pris, qu’en ne cherchant pas directement à répondre à de vrais besoins, la solution issue de cette idée soit moins pertinente, crée moins de valeur et génère moins de succès sur le marché. Nous proposons ici une première catégorisation en trois types d’idées :
- a) les idées de problèmes à résoudre
- b) les idées sur la manière, principe ou processus, pour résoudre un problème souvent non formulé
- c) les idées de solution, sachant qu’on a omis de formuler ce qu’on cherche à résoudre.
La catégorie a) est à privilégier, c’est ce que nous appelons une « idée initiale de problème » dans la méthodologie RID. C’est elle qui définira le périmètre au sein duquel on investiguera la combinaison des situations d’usage au cours desquels des problèmes/douleurs/manques sont constatés.
La catégorie b) présuppose une connaissance disciplinaire que les concepteurs n’ont généralement pas. Avoir l’idée d’un nouveau type de pâte abrasive pour laver les dents fait qu’on ne remet pas en question le principe d’abrasion de la pâte dentifrice, de la brosse à dents et du geste de brossage mécanique. On aura omis de formuler le résultat qu’on désire obtenir ou les problèmes qu’on désire éviter, ce qui est nécessaire pour sortir du principe de l’abrasion ou bien encore pour améliorer ce principe. Un second exemple concerne un projet pour lequel on désirait (idée de départ) « renforcer la protection et la durée de vie de pèse-personnes destinés à effectuer des relevés de poids hebdomadaires d’enfants maliens de 0 à 5 ans ». Ces pèse-personnes et l’organisation du suivi de poids étaient gérés par une association humanitaire voulant, à juste raison, diminuer la mortalité infantile au Mali, la plus élevée du monde. Or, le coût élevé de protection et transport (de village à village) de pèse-personnes électroniques, le fait que le suivi du poids régulier des enfants est difficile à organiser, et surtout le fait que le suivi de poids est une donnée clinique parmi d’autres – comme signe avant-coureur de dénutrition ou autre maladie conduisant plus ou moins rapidement et plus ou moins irrémédiablement à la mort – fait que le problème n’était pas bien posé à la source.
La catégorie c) est le cas le plus courant de départ d’un projet d’innovation dans les entreprises. Voici parfois comment est réalisée la formulation de départ :
- Faire comme un concurrent qui vient de développer une nouvelle fonctionnalité sur le produit ou un nouveau service sur Internet. On peut ici, au mieux, être un bon suiveur.
- Rénover le produit parce que ça fait longtemps qu’on ne l’a pas fait.
- Faire synergie avec les produits existants de l’entreprise. Il manque ici le cadre de cette synergie : « pour satisfaire encore mieux l’expérience de quels clients, dans quels contextes d’usage ? ».
- Développer le marché en s’interdisant de toucher aux solutions existantes, donc en ne s’autorisant qu’à faire de l’innovation marketing (packaging, communication), de l’innovation organisationnelle (autre stratégie de production, assemblage et distribution) ou, à la marge, un peu d’innovation de service (développer un service à faible valeur ajoutée sur Internet).
Cette distinction entre idée initiale du problème, du principe ou de la solution est un principe important de la méthodologie RID qui les distingue tout au long de son processus par les termes « idée initiale », « scénario d’usage ambitionné » et « concept ».
Penser « dans » ou « en dehors de » la boîte ?
Revenons sur cette expression bien connue en créativité de savoir « penser en dehors de la boîte ». Il s’agit là, disons-le, d’un cliché de la créativité que nous rejetons. De multiples sites internet ou blogs vous donnent des recettes pour ne pas vous enfermer dans des schémas de pensée trop étroits. Ce slogan est bien illustré par le casse-tête des neuf points. Il s’agit de relier neuf points disposés en carré de 3 x 3 par un maximum de quatre traits rectilignes sans lever le crayon. Si l’on ne connaît pas le problème, on trouvera facilement une solution avec cinq traits comme le montre la figure suivante.
Le casse-tête des neufs points
Pour trouver une solution à quatre traits et même à trois traits, il faut dépasser deux contraintes que l’on a tendance à s’imposer par inertie psychologique. En levant la contrainte de rester confiné dans le carré, on aboutit à une solution à quatre traits. En levant la contrainte de passer par les centres des cercles, on aboutit à une solution à trois traits.
Les solutions « hors de la boîte » du casse-tête des neufs points
Implicitement, ce qu’on est censé retenir de cela, c’est que le désordre, le non-respect des règles ou leur contournement est une condition de succès. Ce courant de pensée majoritaire prône la créativité à tous crins, c’est-à-dire comme seule règle celle de l’organisation du désordre.
Nous préférons adopter un courant de pensée inverse, encore minoritaire mais émergent. Nous pensons que :
- Le problème définit la solution.
- Les contraintes définissant un périmètre, un « terrain de jeu », sont stimulantes pour la recherche d’une solution. C’est le cas dans la démarche artistique, pourquoi ne serait-ce pas toujours le cas ?
Pour ces deux raisons, nous pensons qu’il faut investir bien plus qu’il n’est fait habituellement dans la définition du problème, de ses contraintes, on parlera aussi de définir son périmètre. Nous proposerons par la suite des outils pour « définir les contours d’une boîte » pour, par la suite, « penser à l’intérieur de la boîte, sachant que la boîte est suffisamment grande et bien définie ». Nous adoptons ainsi dans la méthodologie RID une approche systémique, compatible avec un raffinement progressif ou en cascade des besoins et spécifications du problème et de sa solution.
L’importance du périmètre
Des grands anciens se sont intéressés à définir un périmètre légitime de problème.
Ce souci de définir le périmètre de notre étude, de ce qu’on cherche à résoudre prend ses racines dans l’Antiquité et a pris différentes formes. Citons trois de ces formes.
- La téléologie, du grec ancien τέλος (telos), signifiant fin ou but, et de λόγος (logos), signifiant discours, est l’étude de la finalité. Aristote, dans l’Éthique à Nicomaque et le Protreptique, développe le principe de causalité pour en faire ressortir une finalité sous-jacente à la nature des choses. Il écrit encore que la finalité ultime est le bonheur des gens. Plus tard, dans cet esprit, le romain Sénèque écrit « Il n’y a pas de vent favorable pour qui ne connaît pas son port », signifiant par là qu’on ne peut pas définir de performance ou de satisfaction à un projet si l’objectif n’a pas été correctement établi au départ. Cela s’est transposé en génie industriel pour l’outil des « 5 pourquoi ou 5W » qui est une méthode de résolution de problèmes proposée dans un grand nombre de systèmes de qualité pour remonter à la cause première de défaillance.
- La pyramide de Maslow, établie par le psychologue américain du XXe siècle Araham Maslow, est une représentation hiérarchique, par strates successives, des valeurs vers lesquelles tend tout être humain dans une recherche de sa santé physique et psychologique. Nous utiliserons cette pyramide de Maslow dans RID pour formuler un périmètre de problèmes/douleurs à amoindrir à l’aune du périmètre correspondant des besoins de Maslow.
- Enfin, la justification du fait d’accorder la primauté aux problèmes à résoudre sans présupposer de besoins par l’adoption de principes ou solutions découle des fondements même de la méthode scientifique de René Descartes. En effet, il écrit dans les « Règles pour la direction de l’esprit », en 1650 que : « Il faut se garder de supposer plus de choses et de plus précises qu’il n’en a été donné (…) De même enfin, si d’après toutes les observations que nous avons des astres, on cherche ce que nous pouvons affirmer de leurs mouvements, il ne faut pas admettre gratuitement, comme l’ont fait les Anciens que la terre est immobile et placée au centre de l’univers, sous prétexte que dans notre enfance les choses nous ont paru ainsi (…) ».
Pyramide de Maslow
Nous allons voir par la suite trois techniques simples et quelques « règles d’or » permettant d’échapper à notre pré-conditionnement pour formuler un besoin idéal. Pour cela, il va falloir réinventer des mots et des expressions afin d’échapper à notre conditionnement en se basant sur ce qu’on vient d’évoquer.