Le marché du “quantified self” (QS), en français “mesure de soi”, se développe, peu à peu, jusque dans le monde du travail. Mais de quoi s’agit-il, à la base ? A l’origine, il s’agit d’un mouvement né en Californie en 2007, regroupant des “makers”, des geeks et autres individus cherchant à vivre mieux en mesurant leurs activités (nutrition, sport, sommeil).
Au départ, les “quantifiés” étaient, explique Internet Actu, des “cobayes d’eux-mêmes“ dont le but était “d’accumuler des données grâce à des capteurs, pour mieux comprendre leur propre métabolisme”. Puis l’Internet des objets s’est démocratisé, et est arrivé le consommateur lambda.
Désormais, les “gadgets de la mesure” ne manquent pas. Les bracelets connectés Fitbit, Nike+ et Jawbone, les balances ou les tensiomètres de Withings, permettent de surveiller votre sommeil, le nombre de pas effectués par jour, votre rythme cardiaque, votre tension ou les calories que vous brûlez. Et selon un rapport d’ABI Research, le marché du “sensing wearable” (les objets de quantification connectés que l’on porte sur soi) devrait représenter quelque 485 millions d’objets achetés en 2018.
Les assureurs en première ligne
Avec le QS, grâce à des objets munis de capteurs connectés, ou à des applications mobiles, n’importe qui peut collecter des informations sur son propre corps, d’une façon de plus en plus automatisée, puis les partager avec d’autres. Et ce phénomène ne se limite plus à un usage personnel : des assureurs et des hôpitaux américains ont ont ainsi commencé à conditionner leurs offres selon l’utilisation ou non d’objets de mesure.
En France, AXA a signé un partenariat avec Withings, et propose aux clients de sa complémentaire santé, Modulango, de s’équiper du Pulse, le podomètre de Withings, contre 50 euros de « chèques de médecine douce”. En Suisse, la mutuelle “Groupe Mutuel” rembourse à hauteur de 25 % l’achat par ses assurés d’un produit de la gamme Fitbit.
Surveiller pour “booster la productivité” du salarié
Quid du monde de l’entreprise ? Les données quantifiés (les informations collectées par les objets connectés) intéressent fortement les employeurs. Car elles permettent d’en savoir beaucoup sur leurs salariés.
“Il est possible, grâce aux objets connectés de mesure, d’avoir une connaissance très fine de l’utilisateur : en ayant accès à la courbe de pas, de poids, et aux activités sportives de l’individu sur plusieurs mois ou années, cela permet par exemple de connaître son mode de vie et son état de santé potentiel, actuel ou futur…”, indique Olivier Desbiey, chargé d’études prospectives à la CNIL, qui a signé en 2014 un livret (Cahiers IP n°2) intitulé “le corps, nouvel objet connecté”.
Résultat, dès 2013, CVS Pharmacy, une grande chaîne de pharmacie américaine, demandait à ses employés de mesurer leur poids, leur glycémie, et d’autres signes vitaux pour bénéficier (ou non) de primes d’assurance-maladie.
Depuis un an, Biosyntrx, une société américaine qui commercialise des suppléments nutritionnels, équipe ses employés d’un Fitbit. Les données de ces derniers apparaissent sur le site de la société. Une façon de “motiver” les salariés à “prendre soin de leur santé” malgré eux, à travers un “challenge” interne – tout en surveillant leur “niveau d’engagement”. Une façon, pensent les employeurs optant pour ce genre de programme, de “booster” la productivité du salarié.
Cette technique utilisée pour “motiver” les employés est-elle efficace ? Dans FastCompany, Jeff Margolis, CEO de Welltok, une plateforme de santé qui travaille avec des mutuelles, estime que ce genre de “dispositif unique pour tous” est efficace, car il ne “cible pas les besoins spécifiques des individus”. Ainsi, mesurer le nombre de pas fonctionne très bien pour nombre d’employés, mais pas pour tous, notamment ceux souffrant de mal de dos, ou de problèmes de santé les empêchant de marcher beaucoup. Pire, cette façon de mettre les salariés en concurrence risque même de saper la motivation, au lieu de l’encourager.
Mesurer la “bonne santé”
L’idée partagée par toutes les entreprises ayant recours au Quantified Self en interne est de garder les salariés en bonne santé, pour qu’ils soient plus productifs. Et rapportent donc plus d’argent – en produisant plus, mais aussi en coûtant moins cher en primes d’assurances. Selon ABI Research, 13 millions d’objets connectés wearables, tels des dispositifs de “remise en forme”, devraient être intégrés dans des programmes de suivi du bien-être des employés au travail, d’ici à 2019.
Le QS a été porté à l’extrême chez Citizen, une société de technologie mobile de l’Oregon. Selon InternetActu, qui a dévoilé en septembre dernier les réflexions du groupe de travail “Bodyware ” de la Fing (Fondation internet nouvelle génération) sur “le corps au travail”, cette entreprise invite ses employés à “télécharger des données” sur ce qu’ils mangent, sur leurs activités sportives et sur leur sommeil, dans le cadre d’une étude qui vise à “mesurer si la bonne santé les rend plus heureux et productifs”.
Les employés sont équipés de “traceurs” Fitbit ou Runkeeper, dont les données collectées sont ajoutées à d’autres, notamment celles de “Happiily, un système d’enregistrement d’humeur”, pour être analysées en interne.
Le droit de contrôle
Mais qu’en est-il de l’employé qui refuse de s’équiper et de se “quantifier” pour sa boîte ? Selon Antoinette Rouvroy, chercheur en philosophie du droit, membre du Comité de la Prospective de la CNIL, un tel refus “pourrait être interprété par l’employeur comme un indice de ‘mauvais risque’”. Donc paraître suspect. Le QS à l’entreprise pourrait ainsi créer une nouvelle forme de discrimination – contre ceux qui sont, notamment, “pas assez performants”.
En 2014, aux USA, un employé a été licencié pour avoir refusé de participer à un programme de ce type proposé par sa société, Orion Energy Systems. Il a finalement gagné le procés mené contre son entreprise – le droit du travail américain n’autorisant pas un employeur à rendre obligatoire un tel programme.
Selon l’avocate de cet employé, Tiffani McDonough, les données n’étaient d’ailleurs pas “confidentielles”, mais collectées par le service des ressources humaines, sans être anonymisées. En marge du procès, les hommes de loi ont conseillé aux entreprises ayant recours au QS, d’opter pour une collecte par un “tiers” plutôt que par les RH, et d’utiliser des données “agrégées”, au lieu d’être individualisées – de façon à obtenir des statistiques générales, non discriminantes.
Pour Tiffani McDonough, le QS pourrait toutefois être utile dans certains cas : “Si la majorité de la main-d’oeuvre se révèle avoir un taux de cholestérol élevé, l’entreprise peut décider de faire effort pour aider ses employés à manger plus sainement”, explique-t-elle. S’il s’agit d’une compagnie de transports, le Quantified Self peut permettre de connaître le possible manque de sommeil des chauffeurs, et d’agir pour améliorer la situation.
Selon la Fing, la surveillance de la productivité serait en réalité contre-productive. “Mise au service de la productivité, l’extrême surveillance se révèle bien souvent décourageante, démotivante. Par principe, elle casse le contrat de confiance entre employeurs et employés et peut se révéler au final beaucoup moins productive qu’escomptée”, écrit ainsi InternetActu. Le risque, en outre, serait de “développer des indicateurs qui mesurent la réduction du niveau d’implication des gens plutôt que de mesurer la qualité de leur environnement de travail pour étendre cette implication”. Ainsi, explique la Fing, “le risque est de développer du stress et de l’angoisse, plus que de promouvoir le bien-être au travail.”
Pour Olivier Desbiey, de la CNIL, qui indique que le quantified self au travail n’a pas encore gagné la France mais devrait bientôt débarquer sur nos côtes, “le consentement du salarié constituera une condition cruciale”. Ainsi, explique-t-il, le seul moyen de s’en sortir serait de “placer l’utilisateur d’objets de mesures, en particulier les employés, en situation de contrôle de leurs propres données”. Avec le droit de refuser, à tout moment, le quantified self.
Par Fabien Soyez
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