La surveillance de la qualité des eaux des rivières et des lacs est pratiquée de manière très partielle partout dans le monde. Dans les pays en voie de développement, elle n’est souvent pas réalisée, comme c’est le cas dans le bassin du lac Tchad. Ce déficit d’observation dans cette région s’explique par des difficultés d’accès au site liées à des problèmes sécuritaires, à la complexité de cet écosystème formé de centaines de lagunes et par le manque de moyens financiers de ce pays. Pour pallier ce manque, une équipe de recherche, comprenant entre autres des chercheurs de l’IRD (Institut de Recherche pour le Développement), a développé une méthode de surveillance de la qualité des eaux à partir d’images satellitaires.
Celles-ci sont issues de deux satellites d’observation de la Terre appelés Sentinel-2 et lancés par l’Agence Spatiale Européenne en 2015 et 2017. Ils sont capables de scanner le spectre visible et infrarouge, c’est-à-dire de capter le rayonnement solaire réfléchi et transmis par la surface terrestre. Pour ce travail de recherche, des bandes radiométriques bien précises ont été analysées, allant de 660 nanomètres dans le rouge à 850 nanomètres dans l’infrarouge.
Les capteurs installés sur ces satellites mesurent une luminance exprimée en W·m−2·sr−1 (watt/m2/stéradian). Pour calculer le rayonnement solaire réfléchi par la surface aquatique, les chercheurs ont transposé cette donnée en réflectance, afin d’obtenir une mesure physique indépendamment de l’éclairement incident. La qualité des eaux a été mesurée de manière indirecte, grâce à la présence de différents composés dans l’eau, qui a pour effet de modifier les propriétés optiques à la surface.
Observer le processus d’eutrophisation de l’eau
Trois familles de composés ont été analysées pour les besoins de ces travaux de recherche, comme l’explique Jean-Michel Martinez, directeur de recherche à l’IRD : « Le premier composé concerne les matières en suspension (MES), constituées de particules de sols érodés, appelées sédiments, et qui donnent la couleur marron à l’eau. Ces MES sont également liées à la présence de particules organiques provenant de la décomposition de résidus de végétations. Nous avons ensuite détecté les pigments photosynthétiques, principalement la chlorophylle-a, dont la présence est liée aux algues dans l’eau. La détection de ces algues permet de déterminer de manière indirecte la présence de nutriments dans l’eau tels que de l’azote et du phosphore, qui ont pour conséquence de favoriser leur apparition, et conduire, en cas de forte prolifération, au processus d’eutrophisation de l’eau [l’eutrophisation désigne l’accumulation des nutriments dans un milieu ou dans un habitat, NDLR]. »
Les matières organiques dissoutes constituent la dernière famille de composés analysés. Leur origine vient de la décomposition très avancée de matières organiques qui ne se retrouvent plus à l’état de particules, mais dissoutes. Seule la fraction colorée, nommée CDOM (Colored dissolved organic matter), est détectée. Celle-ci permet de mesurer le transport de carbone dans les eaux, un phénomène important à surveiller, car le CO2 présent dans les rivières se retrouve ensuite dans les océans avant d’être libéré dans l’atmosphère. Grâce à des travaux de modélisation et l’utilisation d’algorithmes développés dans le cadre de recherches antérieures de l’IRD et de la communauté scientifique, les chercheurs ont réussi à transposer les données des images satellitaires en niveaux de concentrations de ces composés dans l’eau.
« Comparé à des mesures traditionnelles réalisées in situ, on estime que le taux d’erreurs de notre technique d’analyse par télédétection est inférieur à 20 % ou 30 %, confie le chercheur. En sachant qu’il est difficile de comparer les méthodes entre elles, car celles traditionnelles sont souvent réalisées en un seul point d’une rivière ou d’un lac et une seule fois, alors que notre technique permet d’analyser l’ensemble de la surface aquatique et de manière très fréquente. Certes, le résultat est moins précis, mais il est répété de manière tellement supérieure que l’information devient beaucoup plus intéressante. D’autant plus sur un site comme celui du lac Tchad, où il n’y avait aucune mesure jusqu’ici. »
Pas d’observations possibles en cas de nuages
L’un des atouts majeurs de cette nouvelle méthode de surveillance des eaux est en effet la fréquence des analyses. Les satellites Sentinel-2 scannent le même point de la surface terrestre tous les cinq jours. Une fréquence déjà très importante, mais idéalement les chercheurs aimeraient obtenir des mesures journalières, car en cas de nuages, aucune observation n’est possible. « Si les mesures sont réalisées tous les jours, cela augmente la probabilité d’avoir des images, poursuit Jean-Michel Martinez. Souvent, ce qui est crucial pour l’observation de la qualité des eaux se passe en période de crues, et donc en période de pluies lorsqu’il y a plus de nuages. »
Au-delà de la qualité des eaux, ces images satellitaires permettent également d’obtenir des informations sur l’ensemble d’un écosystème, car ce qui se passe dans le bassin versant d’un lac ou d’une rivière se retrouve dans l’eau. Grâce aux données satellitaires, il est ainsi possible de surveiller des phénomènes d’érosion des sols autour des surfaces aquatiques, qui peuvent par exemple être liés à l’activité humaine ou à la désertification.
Cette méthode d’analyse va d’ores et déjà être utilisée sur d’autres sites dans le monde, comme celui du bassin du Rio de la Plata. Le fait qu’il s’étende sur plusieurs pays d’Amérique du Sud (l’Argentine, la Bolivie, le Brésil, le Paraguay et l’Uruguay) rend difficile la mise en place d’un protocole d’étude unique par des moyens conventionnels. Comme pour le lac Tchad, ces travaux seront encadrés par l’Unesco dont l’ambition est de développer une surveillance des eaux dans les régions tropicales et de mettre en ligne un portail appelé World Water Quality Portal avec la mise à disposition de cartes.
En France, ces images satellitaires pourraient aussi aider à mieux surveiller la qualité des eaux continentales. La directive cadre sur l’eau (directive européenne) impose la réalisation de trois mesures par an, mais seules quelques centaines de lacs font l’objet d’une surveillance régulière, alors qu’il en existe plusieurs dizaines de milliers.
Image de une : photo du lac d’Ounianga Sérir, au Tchad, capturée le 14 janvier 2013 et appartenant au domaine public. Source de l’image : Flickr
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