Avec la fermeture des deux réacteurs de la centrale de Fessenheim, la communauté scientifique de la filière nucléaire dispose d’une opportunité grandiose : mener des investigations poussées lors du démantèlement, afin d’analyser l’état du réacteur. Les données recueillies permettraient de savoir si on peut réellement exploiter les centrales plus longtemps sans risque.
Parmi les premières puissances nucléaires civiles du monde, la France affronte en effet un passage délicat. Son parc de production arrive progressivement à 40 ans, qui est la durée de vie pour laquelle les centrales nucléaires ont été théoriquement dimensionnées. En anticipation de cet anniversaire, l’exploitant EDF a prévu un « grand carénage » qui doit permettre de poursuivre jusqu’à 50 ans si l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) donne son feu vert. Le tropisme actuel du gouvernement et d’EDF pour l’atome leur fait même rêver qu’on puisse aller à 60, voire 70 ou 80 ans…
Mais une centrale nucléaire n’est pas une voiture dont on change simplement le moteur. Une pièce essentielle dans chaque réacteur pose une limite au prolongement de l’exploitation : la cuve contenant le combustible fissile. Elle ne peut pas être modifiée et encore moins remplacée, à cause de la radioactivité qui l’imprègne, de son emplacement central enfermé dans le puits de cuve en béton au-dessus du radier, et de ses connexions aux composants essentiels du circuit primaire. Comme elle est difficilement accessible et examinable, il est compliqué de connaître l’état réel de l’acier composant la cuve. Pourtant, toute sa structure est soumise au bombardement permanent des rayonnements issus de la réaction nucléaire en chaîne, aux variations thermiques, aux contraintes mécaniques, ce qui accélère son vieillissement et sa fragilisation mécanique. Parier que les cuves de tous les réacteurs seront en assez bon état pour fonctionner plus de 40 ou 50 ans est donc un pari très risqué.
Mener de véritables tests sur la cuve
En tout cas, il est essentiel d’approfondir les connaissances sur l’état réel des cuves. « La fermeture de la centrale de Fessenheim et son démantèlement fournissent l’occasion de réaliser un découpage scientifique de la cuve et des internes de cuve du plus irradié de ses deux réacteurs. Je propose ainsi depuis 2019 une planification rapide de ce découpage à des fins de recherche internationale sur le vieillissement thermique sous contrainte et irradiation de ces aciers. Grâce à ce réacteur commercial de 900 MW, le plus âgé du parc nucléaire, on pourrait comparer son état structurel et sa résistance mécanique réels après plus de 40 années de fonctionnement aux simulations numériques et aux prévisions de risque de rupture de cuve par choc froid sous pression » défend Thierry de Larochelambert, chercheur émérite au département Énergie de l’Institut FEMTO-ST. Sa position a été suivie d’un avis similaire par l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) fin décembre 2022, demandant à EDF un programme complémentaire d’investigations et de prélèvements afin de « vérifier l’absence de phénomènes de dégradation ou de vieillissement non prévus pouvant affecter des éléments importants pour la protection ». À l’heure où, dans son empressement à relancer la filière nucléaire, le Gouvernement voudrait noyer l’IRSN dans l’ASN, cet avis de l’IRSN montre bien toute l’importance de maintenir son expertise indépendante.
Le programme de démantèlement scientifique de Fessenheim permettra d’examiner notamment :
- Les vis d’enveloppe du cloisonnement de cœur des internes de cuve : EDF ne prévoit qu’une inspection visuelle. Mais une expertise métallurgique en laboratoire serait bien plus utile pour ces pièces qui risquent d’être très fragilisées par la corrosion sous contrainte assistée par irradiation. En effet, après 40 ans de bombardement neutronique, il faut vérifier en quelle proportion la ténacité et la résilience de leur acier se sont abaissées.
- La bride de cuve du réacteur n°2 dont un examen par ultrasons fait soupçonner la présence de défauts microscopiques mais pénalisants dus à l’hydrogène : une expertise métallurgique permettrait de lever le doute et relancerait la proposition de Thierry de Larochelambert de faire le même examen sur la cuve et le couvercle du réacteur n°1.
- Le joint soudé entre le fond et la virole inférieure sur la paroi externe du pressuriseur du réacteur n°2 : l’étude de son vieillissement thermique sous contrainte et irradiation permettrait de valider ou compléter les connaissances actuelles d’EDF.
- La cuve elle-même en prélevant des éprouvettes pour effectuer des tests de ténacité, de métallurgie, et des analyses physico-chimiques, radiologiques et cristallographiques : tests et analyses qu’EDF se refuse à faire pour l’instant, alors qu’ils donneraient pour la première fois au monde des éléments concrets sur le processus de vieillissement sous irradiation par fatigue thermique et mécanique cyclique. Cela permettrait de renforcer les modèles physiques et les simulations numériques en s’appuyant sur la réalité industrielle.
« L’impératif prioritaire de sûreté doit guider toute décision en matière nucléaire, en particulier pour prolonger la durée de vie des centrales au-delà de 40 ans. Or le vieillissement des aciers sous irradiation engendre un risque de rupture des cuves des réacteurs. Mes calculs montrent que les facteurs de marges de tenue mécanique des cuves des réacteurs les plus âgés et les plus fissurés pourraient devenir inférieurs à 1 en cas de choc froid sous pression, comme lors d’un accident par perte de réfrigérant primaire ou de rupture de tuyauterie de vapeur. Les chercheurs de plusieurs pays concernés soulignent régulièrement le manque de données, car les mesures expérimentales des programmes de surveillance de l’irradiation, des fluences neutroniques, des modifications cristallines, des compositions des aciers, des températures de transition ductile-fragile, restent encore entachées d’incertitudes importantes. Les recherches les plus récentes montrent une accélération du vieillissement et de la fragilisation au-delà d’une fluence neutronique atteinte par les cuves 900 MW fissurées entre 40 et 50 ans de fonctionnement. Ajoutée aux incertitudes sur l’impact des transitoires thermiques subis pendant des décennies, cette accélération doit être impérativement prise en compte dans les modèles. Pour rendre ces derniers les plus réalistes possibles, il est indispensable de détecter et de caractériser précisément les fissures (millimétriques et centimétriques) existantes, les défauts microscopiques dus à l’hydrogène, les défauts de ségrégation chimique (veines sombres), car ils sont des facteurs déterminants dans l’évaluation des risques de rupture pouvant conduire à des accidents nucléaires graves ou majeurs », ajoute Thierry de Larochelambert dans un document détaillé. Le spécialiste estime que l’IRSN devrait aller plus loin dans sa demande en exigeant qu’EDF étende les investigations à l’ensemble de la virole de cœur de la cuve la plus irradiée de Fessenheim (celle du réacteur n°1), de la bride de cuve, du couvercle, des internes de cuve, du fond de cuve, et aussi d’une virole d’un générateur de vapeur¹ dans le réacteur n°2.
La connaissance scientifique s’en trouverait grandie, et la décision de prolonger ou non le service des réacteurs nucléaires les plus vieux et fissurés pourrait être prise en toute connaissance de cause.
¹ Générateur de vapeur GV335 dont la virole basse a fait l’objet d’une erreur grave de fabrication conduisant à sa fragilisation (ce qui avait d’ailleurs conduit à la mise à l’arrêt du réacteur n°2 du 18 juillet 2016 au 12 mars 2018).
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