Les poids lourds ne représentent qu’un peu plus de 1 % du nombre des véhicules immatriculés en France. Pourtant, ils sont responsables d’environ 25 % des émissions de carbone du trafic routier. Ce chiffre grimpe même à 40 % sur les autoroutes très fréquentées, celles qui voient circuler plus de 8 000 poids lourds par jour, alors qu’en proportion, ils ne représentent que 10 à 15 % du trafic. Plusieurs alternatives pour décarboner ces véhicules existent déjà ou sont en cours de développement, comme l’utilisation de biocarburants, l’électrique sur batterie, ou l’hydrogène, mais toutes ont leurs limites. Une autre solution, complémentaire à ces dernières, pourrait venir des systèmes de routes électriques, encore appelés ERS pour Electric Road System.
En octobre dernier, la France a lancé un appel d’offres dans le cadre du quatrième PIA (Programme d’investissement d’avenir) afin de débuter l’expérimentation de technologies ERS. Il fait suite à la rédaction de trois rapports remis au ministre délégué auprès de la ministre de la Transition écologique, Jean-Baptiste Djebbari, et publiés sur le site de son ministère. « Un an auparavant, en octobre 2020, une réunion nationale s’était tenue à l’invitation du Ministère et avait rassemblé l’ensemble des parties prenantes concernées par cette thématique, parmi lesquelles des organismes scientifiques et techniques, des énergéticiens, des transporteurs, des constructeurs de camions, des gestionnaires routiers, des fournisseurs de solutions ERS… », ajoute Bernard Jacob, professeur à l’Université Gustave Eiffel.
En France, les autoroutes à grande circulation qu’il serait pertinent d’électrifier représentent entre 8 000 et 9 000 km, et concernent surtout celles concédées à des sociétés d’autoroutes. Le déploiement d’une technologie ERS permettrait de limiter l’emport de batterie sur les véhicules électriques, avec la possibilité de les recharger en roulant. Actuellement, les poids lourds électriques sur batterie ne dépassent pas 16 tonnes et ne peuvent parcourir que de courtes distances. Au-delà, le poids des batteries devient rédhibitoire. Par exemple, si l’on voulait faire fonctionner à l’électricité un poids lourd de 40 tonnes avec la même autonomie qu’en diesel, c’est-à-dire 1 000 km, il faudrait l’équiper de batterie lithium-ion dont le poids avoisinerait 10 tonnes. « En électrifiant les autoroutes à fort trafic, nous n’aurions aucun point géographique en France à plus de 150 km d’une autoroute électrique, ce qui permettrait de réduire la taille et donc le poids des batteries », explique Bernard Jacob.
Des caténaires au-dessus du sol, comme dans le domaine ferroviaire
Avant d’envisager le déploiement d’une telle solution, il sera nécessaire de choisir une technologie, parmi les trois familles proposées, chacune avec des avantages et des inconvénients. La première fonctionne avec des caténaires, selon le principe rencontré dans le domaine ferroviaire, à la différence qu’il est nécessaire d’installer deux câbles au-dessus de la voie de circulation équipée, car le retour du courant électrique ne se fait pas par l’intermédiaire des rails au sol. Cette contrainte oblige aussi l’installation de deux pantographes (dispositif articulé permettant au véhicule de capter le courant par frottement sur la caténaire) sur chaque véhicule.
« Ce procédé bénéficie d’un bon degré de maturité technologique, mais devrait faire face à de nombreuses contraintes d’exploitation, analyse Bernard Jacob. Il n’est pas compatible avec les voitures, ni avec les véhicules utilitaires légers, car les caténaires sont positionnées trop haut, à cinq mètres au-dessus de la chaussée. Cela limite donc la rentabilité de cette technologie. » Autre difficulté : en cas d’accident grave de la route, les hélicoptères ne peuvent pas accéder aux voies de circulation à cause des câbles électriques, même en coupant l’alimentation. La nécessité d’installer des poteaux tous les 50 mètres le long de la route, pour les soutenir, pose également un problème de sécurité routière en cas de sortie de route. Ce procédé ERS développé par le constructeur allemand Siemens fait malgré tout l’objet de plusieurs expérimentations en Allemagne.
La conduction par rail au sol constitue la deuxième famille technologique. Ce procédé, baptisé APS (Alimentation par le sol), fonctionne déjà à Bordeaux pour faire circuler son tramway en centre-ville. Dans le domaine routier, deux rails doivent être installés au sol, l’un pour amener le courant et l’autre pour le retour, et sont intégrés dans une structure d’environ 50 cm de large et une dizaine de cm d’épaisseur. Sous les véhicules, un patin de captation muni de deux plots conducteurs s’abaisse automatiquement pour se positionner sur le rail lorsqu’il le détecte et se relève lorsque le véhicule quitte la voie de circulation. Comparé aux caténaires, l’avantage de cette technologie est qu’elle s’adapte à tous les véhicules et qu’elle est quasi invisible, ce qui évite tout problème d’acceptabilité visuelle. De plus, ce procédé n’a pas de limite de puissance contraignante, car il peut facilement délivrer 3 à 4 MW par km contre 1 seul pour le précédent système.
Désactiver l’alimentation électrique du rail pour éviter les risques d’électrocution
Pour des raisons de sécurité, les rails sont segmentés en tronçons et alimentés en électricité uniquement lors du passage d’un véhicule au-dessus. Afin de limiter les coûts d’investissement lors de la pose de ces rails, chaque tronçon devrait mesurer une vingtaine de mètres et donc dépasser la longueur des véhicules. « Pour éliminer tout risque d’électrocution de piétons, l’alimentation électrique ne serait activée que pour des vitesses au-delà de 50 ou 60 km/h », précise Bernard Jacob. Cette technologie est développée par le constructeur français Alstom qui pourrait répondre à l’appel à projets du PIA pour mener des essais prochainement en France.
Le dernier système repose sur l’induction, avec un transfert de la puissance électrique sans contact à partir de boucles noyées dans la chaussée entre 6 et 8 cm de profondeur, vers une boucle réceptrice fixée sous le plancher des véhicules. Ce procédé peut délivrer une puissance électrique suffisante pour les voitures de 25 kWh. Par contre, les poids lourds exigent une alimentation de l’ordre de 300 kWh, et cette technologie n’y parvient pas pour l’instant. Cette difficulté s’explique par la plus grande hauteur entre le plancher du camion et la route, comparée aux véhicules légers. De plus, la surface de la boucle réceptrice sous les poids lourds sera comparable à celle des voitures. En effet, elle pourra uniquement être positionnée sous les tracteurs routiers, car les semi-remorques sont interchangeables d’un poids lourd à l’autre.
La Suède a déjà testé ces trois technologies. Avec l’Allemagne, ce sont les deux seuls pays européens à avoir mené des expérimentations d’ERS sur route ouverte. Avant son déploiement sur les réseaux autoroutiers, une décision politique à l’échelle européenne s’imposera afin de normaliser et d’harmoniser les procédés entre chaque pays.
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