Apprendre à manier une nouvelle machine en usine peut s’avérer dangereux. Heureusement, manipuler une réplique 3D virtuelle est sans risque ! La formation en réalité virtuelle se répand de plus en plus dans les industries. Comment expliquer cet attrait et à quelles nouveautés s’attendre ? Réponses dans cet entretien avec la chercheuse Indira Thouvenin.
La formation en réalité virtuelle a révolutionné l’apprentissage de nombreux métiers et les industries ne dérogent pas à la règle. Pour en savoir plus, Techniques de l’Ingénieur a rencontré Indira Thouvenin, enseignante chercheuse au laboratoire Heudiasyc UMR CNRS de l’Université de Technologie Compiègne. Spécialiste des environnements virtuels intelligents, elle a été présidente entre 2011 et 2015 de l’Association française de Réalité Virtuelle, Augmentée, Mixte et d’Interaction 3D (AFRV) et est membre de la toute nouvelle Association française de toutes les réalités virtuelles (AFXR). Avec son équipe, elle a travaillé sur la formation à la production et la formation au geste technique en milieu industriel.
Techniques de l’Ingénieur : Certaines industries se prêtent-elles mieux que d’autres à la formation par réalité virtuelle ?
Indira Thouvenin : Oui, c’est le cas des usines de production, notamment. Il peut s’agir par exemple de formations sur des machines. L’évolution de ces systèmes se fait rapidement et la formation “sur le tas” ne suffit plus. La réalité virtuelle laisse l’apprenant commettre des erreurs et réessayer, sans risques, grâce à la création d’un jumeau virtuel. Cette maquette virtuelle, selon l’objectif recherché, représente en 3D l’usine ou la machine. Si l’on veut former sur un processus par exemple, ce sera une maquette virtuelle d’usine car il faut donner à l’apprenant la possibilité d’aller d’une machine à l’autre, de se déplacer dans les couloirs, tout en respectant les mesures de sécurité.
Quels sont les critères pour mener à bien une formation en réalité virtuelle (RV) ?
Le matériel comme le casque de réalité virtuelle en lui-même n’est que la coquille. Ce qui compte le plus est la qualité du contenu pédagogique. Avec mon équipe, nous avons interrogé les formateurs et avons essayé de prendre en compte les différentes catégories de public formé. Nous devons adapter le contenu pédagogique selon que les apprenants sont des novices ou s’ils souhaitent seulement perfectionner ou mettre à jour leurs connaissances. Ces formations en réalité virtuelle peuvent se présenter comme des séquences de plusieurs jours sur plusieurs semaines, mais dans le cadre de ces formations nous ne coupons pas l’apprenant de la réalité : il revient fréquemment se former dans l’usine, et nous parlons alors de formation hybride. Généralement, les formations en RV se déroulent dans une école de formation située à proximité de l’usine. Elle se fait toujours en présence du formateur : on ne le remplace pas, on lui donne simplement le support technique. La formation en elle-même peut se dérouler selon plusieurs cas de figures : tous les apprenants peuvent être en réalité virtuelle ou alors cela peut être en collaboratif, c’est-à-dire qu’une personne porte le casque de réalité virtuelle et les autres observent sa progression.
Qu’en est-il de la conception de la formation en RV ?
La conception de la formation se fait à l’aide de maquettes qu’on va tester et améliorer, en co-conception avec les experts du domaine. Il faut ensuite tester la formation en elle-même : combien de temps il faut pour la compléter, comment elle évolue, réaliser des data analytics sur les difficultés rencontrées par les testeurs… La mise en place d’une formation en RV prend plusieurs mois. Si l’on prend l’exemple d’une formation sur l’utilisation d’une machine, il faut que l’industriel ait la possibilité de dégager du temps pour contribuer à la co-conception mais il ne peut pas non plus geler l’activité de ses équipes… Et plus l’outil est complexe, plus il y aura des discussions entre les différents acteurs.
La formation en RV se sont-elles démocratisées dans l’industrie ?
Absolument. Nous avons observé que le coût des formations classiques a été divisé par au moins deux et sa durée par deux voire trois lorsque l’on utilise la RV ce qui rend cette technologie accessible pour un industriel. Nous remarquons aussi que dès le début de la formation par la RV les apprenants comprennent vite le système virtuel. Et même si cela constitue toujours un investissement considérable, il est aussi très profitable et les générations à venir y sont habituées. Quand on parle de jeux-vidéos, le coût de développement est rentabilisé car ils attirent des millions d’utilisateurs et sont donc exploités et vendus massivement. Alors qu’une formation en RV demande un environnement virtuel très complexe avec parfois quelques dizaines d’utilisateurs par an : la conception est spécifique et donc plus chère selon les cas. Cependant, les industriels restent gagnants puisqu’ils réfléchissent en terme de coût global : ces formations le réduisent puisqu’elles génèrent moins d’accidents et moins de rebuts dans la production finale, qui sera optimisée. De plus, on prend en compte le niveau d’employabilité des opérateurs formés dans le numérique grâce à la RV, ce qui est un facteur important pour leur futur.
Aujourd’hui, en pleine crise sanitaire liée au Covid-19, le télétravail est de mise pour de très nombreux travailleurs en France et dans le monde. Est-il possible de recourir à la formation en réalité virtuelle en étant confiné chez soi ?
Je pense que c’est largement faisable si la séquence de formation a été prévue en ce sens. Et tant qu’un formateur est présent à distance ! Le formateur répondra ainsi aux questions de plusieurs apprenants à la fois. Dans ce cas, l’idéal chez soi serait de délimiter un endroit où l’on peut bouger pendant la formation en RV, c’est-à-dire une sorte de périmètre de sécurité qui ressemblerait aux rubans que l’on trouve dans les musées. Et en RV, le formé pourra apprendre les différentes zones dans l’usine par exemple, en explorant une maquette virtuelle, et il faudra que cette progression soit suivie par le formateur à l’aide de quizz et de questionnaires.
Selon vous, quelles améliorations technologiques faut-il encore effectuer pour optimiser la formation en RV ?
Il faut travailler encore sur les aspects cognitifs. Par exemple, quand on est formé en RV à la réparation d’une éolienne en haut d’une plateforme, il faut que ce soit assez réaliste pour donner une sensation de peur du danger. Un autre exemple : un apprenant qui se forme en RV à aiguillonner un TGV devrait entendre le son 3D du train à l’approche. Les retours sensoriels sont en effet très importants et se manifestent sous la forme de visuels en 3D, de sons, de sensations haptiques, ou encore par la proprioception ou perception du corps qui est par exemple à l’oeuvre dans les nacelles des simulateurs de vol. Il faut également donner à l’apprenant conscience de la précision de ses gestes techniques, et cela peut être réalisé avec des algorithmes d’intelligence artificielle en formation adaptative temps réel. Ces algorithmes calculent la distance entre le geste réel et le geste expert et assistent ainsi l’apprenant pour améliorer la précision de son geste. Mais il ne faut pas que l’IA se transforme en GPS du mouvement car l’apprenant peut devenir dépendant du GPS. Il faut donc peu à peu réduire cette assistance pendant la formation.
Quel est l’objet de vos travaux de recherche portés sur le retour sensoriel ?
Avec mon équipe, nous travaillons sur un type de retour sensoriel très particulier. C’est le projet SocialTouch (financé par l’ANR). Le but est de comprendre et d’évaluer le toucher social entre l’humain et un agent conversationnel. Il s’agit d’un agent conversationnel incarné (humain virtuel, un peu comme un avatar) qui vient vous toucher et qu’on peut aussi toucher, et la question est de traduire ce que c’est que d’être touché par cet humain virtuel et quelle réaction il aura une fois touché par l’utilisateur humain. Ce projet demande l’utilisation d’interfaces sensorielles adaptatives, d’IA, de retours sensoriels liés à la robotique… Cet avatar virtuel est une forme transparente 3D intangible et il faut être équipé d’une petite veste haptique, car sinon comment être touché par quelque chose d’intangible ? Sachant qu’on a préféré une veste à un exosquelette haptique car celui-ci serait très lourd à porter et à manipuler. Et du côté de l’avatar : quand on s’approche de lui, un calcul de collision se réalise et l’agent conversationnel reçoit l’information géométrique selon laquelle il a été touché sur la main par exemple, et selon notre geste et son intensité il se mettra alors à bouger, ou à parler, ou encore il manifestera de la colère ou sera réconforté… Cet agent conversationnel peut toucher l’utilisateur pour le réconforter par exemple ou encore il peut être présent pour nous empêcher de prendre des risques en environnement virtuel et ainsi limiter les accidents (virtuels). Quand on est dans un monde virtuel, on parle du concept de présence : pourquoi par exemple quand on est en RV fait-on le tour d’un pupitre virtuel au lieu de passer au travers ? C’est une question qui est elle aussi au centre d’études en sciences cognitives, sur lesquelles nous nous appuyons pour concevoir des environnements virtuels intelligents.
Propos recueillis par Intissar El Hajj Mohamed
Vous pouvez vous inscrire ici à notre Webinar sur la réalité virtuelle avec notre invitée Indira Thouvenin. Il sera diffusé en direct le 23 avril à 14h30. Vous pourrez également le voir en replay par la suite.
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