90 % du pétrole, du gaz et de l’eau produits dans le monde est transporté grâce à un important réseau de pipelines enterrés. Ces canalisations se révèlent très efficaces pour acheminer ces matières, mais nécessitent malgré tout une surveillance régulière. Après avoir travaillé une trentaine d’années dans le domaine des systèmes de protection de pipelines enterrés, Maher Kassir a décidé de créer une start-up avec son fils Luigi pour développer une nouvelle technologie de géolocalisation de ces infrastructures. Après plus de cinq années de recherche et développement, avec l’aide notamment du CNRS et de l’université de Cachan, l’entreprise est entrée dans une phase de commercialisation de son procédé. Rencontre avec le cofondateur de Skipper NDT.
Techniques de l’Ingénieur : Pourquoi est-il important de géolocaliser les pipelines ?
Maher Kassir : Tout incident sur ces structures peut avoir des conséquences humaines, environnementales et matérielles dramatiques. Avec le temps, elles peuvent être soumises à des mouvements de terrain, à l’érosion des sols, mais aussi à des dommages provoqués par des travaux à la surface du sol. Comme par exemple en Belgique en 2004, lorsqu’une pelleteuse a percuté une canalisation, provoquant, deux semaines plus tard, une explosion faisant 24 morts. La réglementation est de plus en plus exigeante et ce qui était acceptable il y a dix ans ne l’est plus aujourd’hui. En France, une loi appelée DT-DICT ou loi anti-endommagement impose aux opérateurs de réseaux enterrés de les géolocaliser avec une précision d’au moins 40 cm. Aux États-Unis, en cas d’intempéries comme lors d’inondations, les installations doivent être inspectées sous 72 heures pour vérifier qu’aucune rupture ne s’est produite. Des raisons économiques poussent également à une meilleure surveillance. Il y a 15 ans, dans le golfe du Mexique, une fuite d’hydrocarbures a coûté 50 milliards d’euros à l’entreprise BP.
Même les canalisations d’eau font l’objet d’une surveillance renforcée depuis quelques années. Dans leurs contrats, les gestionnaires d’approvisionnement en eau imposent à présent des clauses aux opérateurs de pipelines pour leur demander de réparer les fuites, afin qu’ils n’aient plus à en supporter le coût.
La géolocalisation centimétrique de ces structures enterrées permet d’éviter une grande majorité d’incidents dus à des travaux de surface.
Comment fonctionne votre technologie ?
Certains métaux dans le sol, comme l’acier ou la fonte, génèrent un signal magnétique. Grâce à nos capteurs, nous enregistrons ces signaux à l’aide d’une technologie, mais qui n’est pas nouvelle en soi. Notre valeur ajoutée est d’avoir développé une famille d’algorithmes capables de convertir ces signaux magnétiques en positionnement géographique 3D et ainsi parvenir à cartographier ces canalisations dans le sol avec une précision de 20 cm en moyenne. C’est sur ce point que porte notre innovation, et qui a fait l’objet d’un brevet.
Quels types d’algorithmes avez-vous développés ?
Ils peuvent être schématisés en deux familles. Tout d’abord, les algorithmes de nettoyage qui permettent de pallier tous les défauts liés à une mesure magnétique par drone. Ils transforment une donnée brute, soumise aux imperfections des capteurs et aux interférences, en un signal utile le moins bruité et le moins biaisé possible. Ce sont par exemple des algorithmes de correction d’assiette à partir de centrales inertielles, des algorithmes de calibration/compensation de nos capteurs magnétiques, ainsi que du filtrage multispectral et différents types de correction de positionnement satellitaire.
Ensuite, nous utilisons des algorithmes propriétaires de détection et de géoréférencement de pipelines. Ils s’appliquent sur une donnée nettoyée et compensée permettant la création d’une carte magnétique de la zone d’inspection. Par méthode d’inversion, en se basant sur un modèle de réponse magnétique des canalisations développé par nos soins, les algorithmes sont capables de retrouver la source du signal magnétique mesuré sur la carte de la zone d’inspection de manière précise, robuste et répétable.
Quels sont les atouts de votre procédé comparés à ceux déjà existants ?
Les systèmes conventionnels comme les cannes de mesure électromagnétiques et le radar à pénétration de sol GPR (Ground penetrating radar) nécessitent la présence d’un opérateur qui se déplace sur le terrain et sonde le sol avec un appareil. Il est donc nécessaire de déployer une personne sur place, ce qui prend du temps, est coûteux et présente un risque d’imprécision face à l’erreur humaine. Les radars GPR présentent en plus l’inconvénient de ne pas fonctionner dans certaines conditions, notamment dans les sols argileux ou saturés en eau. De notre côté, nous avons installé notre équipement avec ses capteurs sur un drone capable de voler sans intervention humaine, grâce à un plan de vol prédéterminé. Les données sont donc collectées de manière automatique par le drone, puis interprétées là aussi de façon automatique par nos algorithmes. De plus, nous sommes la seule technologie capable de géolocaliser, dans un milieu rural, les réseaux enterrés en fonte utilisés pour transporter l’eau.
Quels sont les résultats obtenus dans la géolocalisation des canalisations ?
Nous avons d’abord testé notre système sur un banc d’essai au Cetim (Centre technique des industries mécaniques), construit en partenariat avec TotalEnergies. Puis, nous avons réalisé un premier essai, grandeur nature, avec GRTgaz l’année dernière. Il s’est révélé concluant, et nous avons poursuivi nos tests avec l’objectif de géolocaliser des pipelines sur plusieurs sites ayant des configurations différentes en termes de diamètre des canalisations, de profondeur et de type de terrain. Résultat, nous avons réussi à les localiser à 89 %, en respectant les critères de la classe A. Il s’agit de la plus haute classe de précision de la norme établie par la réglementation française et qui impose la cartographie des réseaux avec une précision inférieure à 40 cm. Les 11 % restants s’expliquent par des difficultés à survoler certaines zones, notamment à cause de la présence de routes et le fait que nous n’avions pas les autorisations de vol. Face à cette contrainte, nous avons développé une machine terrestre qui se déplace sur les routes.
Nous avons aussi réalisé plusieurs essais sur différentes configurations de canalisations avec Véolia et avons obtenu des résultats concluants.
La limite principale de notre technologie est qu’au-delà de 15 mètres de profondeur, la géolocalisation des canalisations n’est pas possible, car nous perdons le signal magnétique. Mais c’est très rare que les pipelines soient enterrés à cette profondeur, car cela coûte cher.
À quel stade se trouve votre projet ?
Nous sommes actuellement dans une phase commerciale. En France, nous avons signé des contrats avec GRTgaz et Véolia ainsi qu’avec TotalEnergies pour une intervention au Nigeria. Aux États-Unis, nous travaillons avec deux grands opérateurs : Enbridge et Kinder Morgan. En Asie, nous avons aussi signé et exécuté un contrat avec la compagnie pétrolière Petronas en Malaisie. Ces contrats couvrent diverses prestations, telles que la géolocalisation des canalisations onshore, les traversées sous-fluviales ou la détection de déformations mécaniques.
En parallèle, nous poursuivons nos travaux de recherche pour améliorer les performances de notre système, notamment dans le but d’alléger le poids de notre équipement sur le drone. Actuellement, il pèse 4,2 kg et nous souhaitons le réduire de moitié. En allégeant le poids, le drone aura plus d’autonomie et notre technologie sera plus facile à déployer, notamment au niveau du transport.
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