Un vent mauvais souffle sur le parc électronucléaire français. De nombreux réacteurs approchant de leurs 20, 30 ou 40 ans, EDF se devait déjà structurellement de planifier plusieurs visites décennales pour les mois et années à venir. Un challenge en soi pour mobiliser l’ingénierie, les prestataires et les équipements nécessaires à ces habituels mais néanmoins gigantesques chantiers de maintenance et de vérification, tout en tenant des plannings serrés pour éviter de priver trop longtemps le parc national de moyens de production d’électricité.
Deux événements conjoncturels ont largement compliqué l’agenda de l’exploitant : tout d’abord la crise sanitaire du Covid a obligé à décaler les visites décennales à cause des confinements successifs. Puis la découverte de fissures dans des circuits de la centrale de Civaux (réacteur n°1) fin 2021 a conduit EDF à arrêter ce réacteur et onze autres par sécurité pour des contrôles (Civaux 2, Chooz B1 et B2, Penly 1, Chinon B3, Bugey 3 et 4, Cattenom 3, Flamanville 1 et 2, Golfech 1).
Quelle est la nature réelle de ces fissures ? Menacent-elles la sûreté des réacteurs nucléaires ? Le défaut est-il générique et donc présent dans tous les réacteurs ? Comment y remédier ? Les questions fusent, et l’éparpillement des informations d’EDF, de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) et de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), ne facilite pas la compréhension, comme a pu le faire remarquer l’association Global Chance dans un rapport présenté mi-juin par ses auteurs, Bernard Laponche, François Papezyk, Jean-Luc Thierry et Jean-Claude Zerbib.
Les deux circuits concernés sont indispensables
Les fissures ont été détectées sur deux types de circuits. Tout d’abord sur le circuit d’injection de sécurité (RIS) qui est prévu pour injecter de l’eau borée dans le circuit primaire principal du réacteur afin de le refroidir. C’est un système de sécurité qui doit être impérativement opérationnel pour refroidir le combustible en cas d’incident sur le circuit primaire. Ensuite sur le circuit de refroidissement à l’arrêt (RRA) qui, comme son nom l’indique, permet la circulation et un niveau d’eau minimal dans le circuit primaire afin d’évacuer la chaleur résiduelle provenant des assemblages combustibles radioactifs lorsque le réacteur est à l’arrêt.
Ces deux circuits sont donc indispensables pour éviter toute surchauffe du cœur du réacteur en cas d’arrêt ou d’incident. La présence des fissures a été confirmée par l’analyse en laboratoire des parties concernées (et découpées) du circuit RIS de Civaux 1. Elles se situent à proximité de soudures, là où la tuyauterie présente plusieurs coudes (cf. schéma). Leurs tailles ne sont pas négligeables puisqu’elles vont de 0,75 à 5,6 mm pour des tuyaux de 30 mm d’épaisseur. Au moins une de ces fissures serait circonférentielle, c’est-à-dire qu’elle s’est formée ou propagée sur tout le tour du tuyau.
L’IRSN a qualifié ce phénomène de « pernicieux » car difficilement détectable à un stade précoce (note d’information du 20/01/2022). Et l’ASN a jugé qu’il « s’agit d’un événement sérieux et inédit dont le traitement complet nécessitera plusieurs années » (présentation de l’ASN le 07/06/2022 au Haut conseil pour la transparence et l’information sur la sécurité nucléaire). En effet, en plus des douze réacteurs déjà arrêtés, EDF a prévu de contrôler les réacteurs du palier 900 MW au fur et à mesure de leur programme de maintenance en 2022 (Tricastin 3, Gravelines 3, Dampierre 2, Blayais 1 et Saint-Laurent B2). Selon l’électricien national, les réacteurs du palier 1 300 MW ne feront l’objet d’un programme de contrôle qu’après avoir tiré les enseignements de l’examen de Penly 1. À ce temps de contrôle succédera le temps des solutions… mais lesquelles ?
Des causes encore à clarifier
Dès le début 2022, EDF puis l’IRSN ont jugé que ces fissures sont dues à un phénomène de corrosion sous contraintes de l’acier inoxydable austénitique 304L et 316L dont sont faits les tuyaux des circuits RIS et RRA. Ces aciers contiennent du fer additionné de chrome (entre 16 et 20 %), de nickel (entre 8 et 14 %), de carbone (moins de 0,03 %), et parfois de molybdène (2-3 %). Plusieurs paramètres jouent sur l’apparition de cette corrosion : la nature des fluides circulant dans le tuyau (pH, composition chimique, etc.), la différence de température entre ces fluides, la méthode de soudures des tuyaux, les phénomènes de stratification thermique dus à la géométrie des circuits. Multifactorielle, dépendante des spécificités de chaque site, la corrosion sous contrainte est donc un terme générique. Les causes sont encore à préciser, même si pour l’instant les autorités se tournent plutôt vers les sollicitations thermiques, la géométrie et les soudures. Global Chance a néanmoins fait remarquer que dans la littérature, deux autres hypothèses sont possibles : les fissurations par liquation (cf. la thèse de Giai Tran Van) et les fissurations à chaud par solidification (cf. la thèse de Nicolas Kerrouault).
Les premières explications d’EDF, de l’ASN et de l’IRSN laissent croire à une situation jamais vécue par le parc nucléaire français. En fait, l’association Global Chance a révélé que cela s’était déjà passé il y a 24 ans (cf. encadré). Si on peut imaginer améliorer la qualité des soudures, et éventuellement limiter les phénomènes thermiques, il semble peu probable de changer la conception des circuits. Dès lors, doit-on considérer que ces corrosions sous contraintes sont inévitables et qu’il faut remplacer ces tuyauteries tous les 20 ans ? Face à la perte de production due à l’arrêt des réacteurs, EDF ne veut pas perdre de temps. Quitte à endosser encore un coût supplémentaire, il semble que le remplacement des portions de circuits affectés soit déjà acté : EDF a déjà « lancé les approvisionnements en tubes et en coudes avec des aciéristes européens » en vue d’avoir « les premières pièces de rechange avant l’été » (Communiqué de presse du 18 mai 2022).
Interrogations sur l’avenir
Pour autant, l’optimisme d’EDF cache une probable inquiétude. Car il est possible que le problème de corrosion sous contraintes existe dans d’autres zones des centrales où de l’acier inoxydable austénitique est présent. À date, les éléments apportés par l’électricien sur des contrôles effectués lors de remplacement de générateurs de vapeur semblent exclure la présence du phénomène dans cette branche primaire principale. Mais il y a bien d’autres endroits et l’ASN a expressément demandé à EDF de le vérifier sur les lignes d’expansion du pressuriseur, sur les lignes auxiliaires de diamètres inférieur ou égal à 6 pouces, et de mettre à jour l’analyse des circuits des réacteurs de 900 MW. L’autorité de sûreté exige à juste titre de pouvoir surveiller tout cela de près et multiplie les demandes de précision à EDF, par exemple sur la stratégie de contrôle, sur les réparations à faire à l’issue de la dépose des tuyauteries et sur la connaissance du phénomène (courrier de l’ASN à EDF du 14 juin 2022).
Enfin, l’interrogation se porte sur l’avenir : la corrosion sous contraintes va-t-elle frapper irrémédiablement les réacteurs de type EPR ? À l’heure où le Gouvernement envisage de construire de nouveaux réacteurs EPR en France, et alors que l’Agence internationale de l’énergie vient de publier un rapport invitant à développer la filière électronucléaire, l’événement des fissures rappelle combien la complexité de l’outil industriel nucléaire le rend fragile, limitant ainsi sa capacité réelle à répondre aux enjeux d’urgence de la transition écologique.
Quand l’histoire se rappelle à nous…
L’association Global Chance a identifié dans son rapport un événement similaire à ce qui se passe actuellement. En 1998, à la suite d’une fuite d’eau importante de 30 m³/h, des fissures avaient été détectées dans le circuit RRA de Civaux 1. La fatigue thermique engendrée par l’écart de température (plus de 80°C) entre l’eau chaude et l’eau froide avait créé ces fissures. Repéré dans d’autres réacteurs, le phénomène avait conduit au remplacement intégral des tronçons concernés du RRA dans toutes les centrales ! Ainsi, 16 réacteurs avaient fait l’objet de travaux en 1999, 35 en 2000 et 3 en 2001. Contacté sur cet « oubli », l’IRSN l’explique en pointant la différence de nature entre fatigue thermique et corrosion sous contraintes. Selon l’Institut, il n’y avait donc pas de raison de mentionner ce retour d’expérience. L’IRSN reconnaît que les causes des « défauts actuels […] ne sont pour l’instant pas totalement élucidées ». Pourtant des corrosions sous contrainte sont connues depuis les années 1970 dans les réacteurs à eau bouillante des États-Unis, ainsi que par une dizaine de cas en France sur les réacteurs à eau pressurisée. Mais, conclut l’IRSN, « ces cas ponctuels ont des causes expliquées (pollution chimique en général incidentelle et/ou situation particulière de tuyauterie en vapeur) et des modifications ont été prévues pour éviter la reproduction de ces cas. Même si l’IRSN continue à investiguer la question du rôle de l’oxygène dans les défauts actuellement observés, ces derniers défauts sont inédits et étaient inattendus. Leur étendue est en particulier inédite. »
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