A la faveur de quatre années de guerre en Syrie et d’un chaos géopolitique né de l’intervention américaine en Irak en 2003, l’Etat islamique en Irak et au Levant (Daech) est parvenu à conquérir un territoire grand comme la moitié de la France, à cheval entre les deux pays. Loin d’être une présence fantôme, il prétend régenter la vie des quelques 10 millions de civils qui vivent sur cette zone et confisque, pour les besoins de la guerre, les revenus de l’économie locale, au premier rang desquels, le pétrole.
Or noir
A mesure que la guerre civile s’enlisait en Syrie, Daech étendait son influence au nord-est du pays, à la frontière irakienne. Venues d’Irak, les troupes de l’organisation conquièrent en deux ans une zone où se concentre la majeure partie des gisements syriens. Bien que le pays n’ait pas le potentiel pétrolier de l’Irak, il produisait tout de même en 2011 (date du début des manifestations contre le régime) quelque 400 000 barils par jour, dont environ 150 000 étaient exportés. Cette activité représentait un quart des recettes publiques et 45% des exportations nationales. Depuis, l’or noir a changé de mains.
Si extraire ce pétrole est une chose, le vendre en est une autre. Les terminaux d’exportation étant toujours détenus par le régime de Bachar El Assad, l’exportation du brut est réalisée clandestinement par des réseaux mafieux qui rachètent, en cash, la précieuse marchandise. Le brut est sorti du pays par camions-citernes, motos (voire même par mules) sur les 100 kilomètres de frontière turque. Ce brut a-t-il pu être écoulé en Europe, voire en France ? Interrogé sur une radio nationale à ce propos, le ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, n’a pu que concéder : « Il y a eu et existe toujours un certain marché noir ».
Ankara joue double
Lors de la réunion du G20 qui s’est tenu le 15 novembre, le Président russe, Vladimir Poutine, aurait présenté des clichés de ces camions-citernes en file indienne sur des dizaines de kilomètres. Il est de notoriété publique qu’Ankara ferme les yeux sur ce juteux commerce, participant à enrichir l’ennemi de ses alliés de l’OTAN, notamment la France (intégrée à l’Organisation depuis 2009). Une preuve supplémentaire pour beaucoup d’observateurs que la position turque devient de moins en moins tenable. La tension est montée d’un cran le 24 novembre dernier après qu’une batterie turque de missiles anti-aériens ait abattu un avion militaire russe à la frontière turco-syrienne. Un incident qui fait voler en éclat l’espoir caressé par François Hollande de créer une grande coalition internationale unie pour éradiquer Daesh.
Pilonnage
Privé de la manne pétrolière, le régime s’est fragilisé tandis que mécaniquement, Daech se renforçait. Soucieux de préparer l’après-guerre, ni le régime syrien, ni les puissances occidentales entrées dans le conflit n’ont voulus, dans un premier temps, viser ces installations coûteuses à reconstruire. Au point qu’à son pic, l’Etat islamiste aurait produit entre 1,5 et 2 millions de barils jour le propulsant virtuellement à la 9ème place des producteurs de l’OPEP (Organisation des pays exportateurs de pétrole)… Avec un cours du baril à 50 $ (fourchette basse), et sachant que les conventions mafieuses prévoient généralement de reverser 20% au « producteur », on obtient un revenu compris entre 15 et 20 millions de dollars par jour.
Mais les attentats de Paris ont marqué un tournant décisif dans la guerre contre Daech. Plus question de laisser l’ennemi extraire du pétrole pour le vendre ou l’utiliser pour ses propres besoins. Interrogé par Techniques de l’Ingénieur, l’Etat-major français des armées confirme avoir frappé quelques jours après les attentats de Paris des installations pétrolières, « des centres logistiques » dans le jargon, sans pouvoir précisé s’il s’agit de sites de production, de transport ou de raffinage. « Ces installations sont une des priorités de l’aviation, au même titre que les centres d’entraînement qui ont également fait l’objet de frappes très récemment », indique l’Etat-Major.
Les aviations américaines et russes ont annoncé avoir pilonné des sites pétroliers. Dans un communiqué de presse de novembre 2015, le ministère russe de la Défense précise avoir détruit 15 installations destinées au stockage et au traitement du pétrole ainsi que 525 camions-citernes.
Raffinage
Les sites de raffinage sont d’une importance primordiale pour limiter les capacités de transport de l’Etat islamiste. Le Département d’Etat américain à la Défense a annoncé en octobre 2014 que les bombardements ciblés de l’armée avaient détruit 50% de la capacité de raffinage de Daech. Ce dernier a eu depuis recours à de petites unités mobiles d’une capacité limitée de 300 à 500 barils jours pour éviter qu’elles ne soient détruites par des raids aériens. Ces mini-raffineries sont indispensables pour produire l’essence destinée aux chars et aux camions-citernes qui exportent le brut hors du pays.
Or, elles nécessitent pour leur bon fonctionnement des pièces de machineries complexes, à remplacer régulièrement. Le maintien d’un strict embargo sur ces matériaux réduirait les capacités de raffinage, obligeant à avoir recours à des techniques plus « primitives », et donc nettement moins efficaces.
Bien que ces opérations réduisent notablement les capacités de manœuvre de Daesh, elles n’impactent que dans une moindre mesure son financement. En effet, depuis deux ans, le cours du baril baisse et l’EI a su diversifier ses sources de revenus. Le pétrole ne représenterait « plus » qu’un tiers de son budget.
Diversification
Selon des documents retrouvés sur les théâtres d’opérations, Daesh se distinguerait des autres mouvances terroristes par son approche financière de la gestion du conflit.
« Des documents récupérés en 2008 montrent l’importance du management financier. Les dirigeants de Daech ont réalisé une sorte de retour d’expérience sur ce qu’ils considèrent être les erreurs d’Al-Qaeda en Irak. Parmi elles, la gestion des ressources financières, leur distribution et l’absence de financement pérennes font l’objet de vives critiques », explique la Financial Action Task Force (FATF). Cet organisme indépendant et inter-gouvernemental, a été créé début 2015 pour lutter contre le blanchiment d’argent et les financements terroristes. L’Etat islamique ferait preuve, selon elle, d’une grande rigueur concernant ses sources de financements et d’une gestion comptable remarquable. D’après le département américain au Trésor, l’Etat islamique aurait saisi pas moins d’un demi milliard de dollars en cash dans les banques suite à la prise de contrôle en 2014 des provinces irakiennes de Ninevah, Al-Anbar, Salah Din, et Kirkuk. Pour autant, Daesh continuerait à faire fonctionner le système financier local allant jusqu’à embaucher des « fonctionnaires » pour piloter la quinzaine de banques sous son contrôle. Ainsi, L’Etat islamique essaierait progressivement de passer d’un système basé sur l’extorsion et le vol à un système de taxation de l’économie locale qui lui assurerait désormais un autre tiers de ses revenus.
Agriculture
Dans la région rurale d’Al-Raqqa, les paysans se voient imposer une taxe, la « zakat », et doivent louer à Daesh les matériels de culture qui leur ont été confisqués par ce dernier. Un moyen de s’assurer l’obéissance des populations et une partie des revenus de cette zone fertile. Selon l’Organisation de Nations-Unies pour l’Agriculture, l’EI contrôlerait 40% des terres agricoles d’Irak. Les productions seraient revendues au marché noir, là encore à des prix inférieurs aux cours locaux. D’après un rapport du Congrès américain, les revenus qu’en retirerait Daesh pourraient s’élever à 200 millions de dollars.
Antiquités
Situé sur un territoire peuplé depuis des millénaires, l’Etat islamique occuperait plus de 4 500 sites archéologiques classés au Patrimoine mondial de l’Unesco, selon le National Géographique. En 2015, une centaine d’artefacts supposés issus de ces sites auraient transités par Londres pour être vendus. La région recèlerait en effet des reliques archéologiques datant de plus de 8 000 ans. Daesh retirerait les fruits de la vente de ces objets, mais taxerait également les passeurs qui opèrent en Irak et en Syrie. Les estimations de ce commerce d’antiquités sont très variables et presque impossible à vérifier. Elles seraient comprises entre quelques dizaines et de 100 millions de dollars, selon les sources.
Financements 2.0
Une particularité de Daesh est l’usage massif des réseaux de communications pour diffuser sa propagande, mais pas seulement. L’organisation a su user des dernières innovations proposer par la toile, par le biais notamment de plateformes de crowdfunding (financement participatif) ou de Bitcoins pour lever des montants non négligeables. Le recours aux réseaux bancaires traditionnels n’est pas pour autant abandonné. La place Londonienne de La City est une nouvelle fois montrée du doigt comme plateforme du financement terroriste. Des cartes bancaires pré-payées (à l’image des cartes téléphoniques) sont également utilisées pour faire circuler aisément de petites mais nombreuses sommes d’argent. La corruption d’agents locaux permettrait même à l’Etat islamique de contracter de faux prêts à l’international.
Détruire un Etat ?
L’évolution du mode de financement de Daech illustre bien sa volonté de constituer un véritable Etat dans le sens traditionnel du terme. Un débat sémantique est apparu en France jusqu’au sommet de l’Exécutif sur la pertinence d’utiliser une telle notion pour Daech. Jusque-là réfractaire à l’idée de le nommer « Etat islamique », le Premier ministre Manuel Valls, s’est finalement fait à cette idée depuis les attentats. Un moyen aussi de crédibiliser l’adversaire pour favoriser l’émergence de l’unité nationale. Donner le titre d’Etat à son adversaire légitime davantage les opérations militaires extérieures menées par la France à son encontre. A noter également l’apparition dans le langage politique de l’expression « armée terroriste », légitimant là encore le terme de « guerre » employé par le Président de la République.
Pour autant, s’agit-il bien d’un Etat ? « Je ne le crois pas car il n’a aucune reconnaissance internationale, qu’il n’a pas la totale maîtrise de son territoire et qu’il n’en connaît d’ailleurs pas les limites. Donc il n’y a pas de frontières », répond Béatrice Giblain, fondatrice de l’Institut Français de Géopolitique. Au-delà de l’aspect linguistique, poser cette question revient à poser celle de l’éventualité de sa totale destruction. Sur le plan militaire, elle semble crédible. Malgré les nombreuses armes capturées à l’armée irakienne, l’influence de Daech s’essoufflerait : « Au départ il s’agit d’une guerre civile entre Irakiens, et Daech a bénéficié du savoir faire stratégique des officiers sunnites de Saddam Hussein ce qui explique ses conquêtes rapides. Mais depuis, Daech ne gagne aucun territoire et est même en repli », estime Béatrice Giblain. Reste à savoir dans quelle mesure une victoire militaire empêcherait la survie clandestine de ce groupe idéologique dans l’attente d’une potentielle reconquête, à l’instar des talibans en Afghanistan. En l’espèce, la solution ne peut être que politique.
Par Romain Chicheportiche
Dans l'actualité
- Iran : Vers un changement de paradigme pétrolier ?
- La Russie vend pour la première fois aux enchères du gaz à l’Europe
- ENI annonce la découverte d’un immense gisement de gaz offshore au large de l’Egypte
- L’Arabie saoudite mise sur les énergies renouvelables
- Transformer les ressources en réserves : pétrole et gaz conventionnels
- OPEP : L’Arabie Saoudite trouve un accord avec la… Russie
- Gunvor au Congo : Or noir, corruption et géopolitique
Dans les ressources documentaires