Réduire de moitié l’utilisation des produits phytosanitaires avant 2025. Tel est l’objectif fixé par le Plan Écophyto II, publié fin 2015. Une perspective à laquelle la start-up Alvie pourrait bien contribuer grâce à sa solution Hygo. En combinant les données météo ultra-locales – acquises grâce à un capteur connecté embarqué sur le pulvérisateur – et des données externes, notamment agronomiques, la technologie développée par Alvie apporte en effet aux agriculteurs, via une application mobile, des conseils leur permettant de diminuer jusqu’à trente pourcents les doses de produits pulvérisées. Hygo permet également aux exploitants de tracer précisément leur utilisation de produits phytosanitaires et leurs conditions d’application, les libérant ainsi d’une grande partie des contraintes administratives liées à l’utilisation de ces substances. Brevetée, la technologie Hygo est en constante amélioration et devrait bientôt, après les grandes cultures, s’ouvrir à d’autres marchés, comme nous le dévoile sa cofondatrice Edita Bezeg, actuelle Directrice générale de la start-up.
Techniques de l’Ingénieur : Quel a été votre parcours avant la création d’Alvie ? Qu’est-ce qui vous a conduits à fonder cette entreprise ?
Edita Bezeg : Nadir et moi avons des racines à la campagne et une affinité pour l’agriculture. Nous avons travaillé dans les champs quand nous étions étudiants et, de mon côté, mon grand-père avait de grandes exploitations en Tchéquie et en Slovaquie, qui ont malheureusement été collectivisées pendant la période communiste. Nous avons commencé nos carrières plutôt du côté du conseil, dans d’autres start-up technologiques, mais nous avions cette envie de retourner vers nos racines en lançant un projet dans le domaine de l’agriculture. À trente ans, nous avons décidé de quitter nos postes afin de monter notre propre entreprise. Nous avons commencé avec une autre idée, en lien avec l’agriculture biologique : nous voulions développer un logiciel à destination des agriculteurs bio, mais nous nous sommes rapidement rendu compte que beaucoup d’entre eux n’étaient pas intéressés et que cette idée n’allait donc pas fonctionner. Nous avions en tout cas débuté un programme d’incubation à Euratechnologies, à Lille. Nous avons donc poursuivi et procédé à de nombreux échanges avec des agriculteurs et d’autres acteurs de ce secteur. Nous avons fini par rencontrer un jeune agriculteur, Maxime, qui nous a dit qu’il essayait de moduler et d’optimiser les traitements selon les conditions dans ses champs, mais qu’il manquait selon lui deux choses : premièrement la traçabilité et deuxièmement la précision. Nous nous sommes donc penchés sur cette problématique, et nous nous sommes rendu compte qu’elle était partagée par beaucoup d’agriculteurs. Nous avons ainsi décidé de fonder Alvie en 2020.
Tant sur le plan matériel que logiciel, comment la technologie que vous avez développée fonctionne-t-elle ? Quels sont ses principaux intérêts ?
Chez Alvie, nous avons une approche de développement des produits et des technologies très focalisée « client ». Nous sommes vraiment proches des agriculteurs, dans les champs, ce qui nous permet de voir comment la technologie peut leur être utile dans leur pratique quotidienne. Chaque fonctionnalité de notre solution émane d’une demande de nos clients, et l’on peut même dire qu’il s’agit de co-développement. Cette solution que nous proposons aujourd’hui s’appelle Hygo. Cet outil d’accompagnement de la pulvérisation permet de s’assurer que la protection des plantes fonctionne bien. Cela permet d’alléger la charge mentale des agriculteurs liée à toute la réglementation et la nécessité d’obtenir de bons rendements, mais aussi d’alléger la dose de produits phytosanitaires nécessaires. Le système que nous avons développé repose sur deux composants. Le premier est un capteur météo embarqué, qui fonctionne sur le protocole SigFox (1). Le capteur s’installe sur un pulvérisateur agricole avec des aimants et dispose de sondes d’hygrométrie et de température. Ce dispositif permet ainsi de collecter des données météo très locales, dans le champ, suivant le mouvement du pulvérisateur. Le capteur est couplé à une application mobile très simple, qui utilise, donc, les données issues du capteur, mais aussi des données externes et une grande base de connaissances agronomiques, afin de fournir aux agriculteurs des conseils sur l’optimisation des traitements, la planification et la dose. On peut ainsi diminuer la dose de façon opportuniste : si on sait que les conditions sont réunies pour que le produit fonctionne très bien, on peut diminuer la dose par dix, vingt voire trente pourcents, sans perte de rendement. Hygo permet également aux agriculteurs de tracer précisément leurs utilisations de produits phytosanitaires, avec leurs conditions d’application. Cela leur est utile pour des questions de reporting, mais également dans une démarche d’amélioration continue, en leur permettant d’identifier les raisons pour lesquelles un traitement n’aurait pas bien fonctionné. Nous avons déposé un brevet pour cette solution il y a deux ans, portant sur l’ensemble de la technologie, c’est-à-dire l’association d’un capteur embarqué avec l’application permettant d’optimiser les intrants dans l’agriculture.
Comment avez-vous réalisé le développement de cette solution ?
Pour le matériel, nous avons eu l’appui d’un partenaire, un bureau d’étude français avec lequel nous collaborons. Nous avions, au départ, pensé développer notre propre capteur, mais cela aurait demandé beaucoup de temps et des ressources importantes. Nous avons trouvé le matériel dont nous avions besoin sur le marché, et n’avons eu qu’à réaliser quelques modifications. Toute la partie logicielle, que ce soit la partie agronomique ou la partie conseil, a en revanche été développée entièrement en interne.
Avec quels pulvérisateurs le capteur est-il compatible ?
Il fonctionne avec n’importe quel type de pulvérisateur. Il est complètement autonome et ne nécessite donc pas d’être connecté sur l’Isobus (2). L’utilisation du protocole SigFox permet, en plus, une durée de vie de la batterie d’environ 3 à 4 ans. Ce matériel embarqué reste donc quelque chose de très simple.
Le fonctionnement de la solution nécessite-t-il, malgré tout, un pulvérisateur de dernière génération, c’est-à-dire doté d’un système de coupure automatique de tronçons ou de coupure buse par buse ?
L’approche que nous avons adoptée est avant tout prédictive. Nous n’avons donc pas besoin d’intervenir sur le flux de produit. Encore une fois, nous avions l’objectif de rendre le produit le plus simple possible à utiliser, car nous savions que tous les agriculteurs ne disposent pas forcément d’un pulvérisateur de dernière génération.
Sur le plan logiciel, avez-vous fait appel à des formes « d’intelligence artificielle » ?
Nous n’aimons pas trop ce terme, qui nous semble un peu excessif. Mais nous avons effectivement une partie de machine learning visant l’amélioration des prévisions à la parcelle. Nous utilisons pour cela les données du capteur ainsi que des données externes afin d’affiner les prévisions météo que nous fournissons aux agriculteurs.
Quels sont les coûts de votre solution ?
Pour la partie matérielle, il faut acheter le capteur, mais nous avons vraiment eu à cœur de rendre ce boîtier accessible. Il est donc proposé à 150 €, auxquels s’ajoute un abonnement annuel. Nous proposons deux offres : une offre complète incluant les outils de traçabilité, modulation et toutes les autres fonctionnalités à 450 € par an ; et une offre focalisée sur la traçabilité, qui permet aux agriculteurs de se décharger de la partie administrative sans forcément chercher à moduler la dose, à 270 € par an.
Quelle économie un agriculteur peut-il réaliser en modulant, grâce à votre solution, les doses de produits pulvérisés sur ses cultures ?
En utilisant la partie modulation avec une approche dite « opportuniste », l’agriculteur peut atteindre une économie de produit de l’ordre de 30 %. Si un agriculteur l’utilise pour tous ses traitements, sa facture « phytos » annuelle peut ainsi être réduite de 10 à 15 %. La solution est donc vite rentabilisée. Nous sommes également certifiés CEPP, « certificat d’économie de produits phytosanitaires », un système comparable aux CEE (3) dans l’énergie. Tous les organismes vendant des produits phytosanitaires sont obligés d’investir pour leurs clients – les agriculteurs – dans des solutions qui les aident à optimiser leur utilisation de produits. Il faut pour cela que la solution soit certifiée par une commission, avec l’INRAE (4), des experts académiques… Notre solution a donc été certifiée, ce qui atteste des performances de notre module d’optimisation des doses.
Au-delà des produits phytosanitaires, les fertilisants liquides pourraient-ils également faire partie des produits pouvant bénéficier de votre solution ?
Tout à fait. C’est justement une partie que nous lançons cette semaine (interview réalisée le 28 mars 2022, NDLR), et cela va permettre aux agriculteurs d’optimiser le positionnement de produits de fertilisation. On sait qu’aujourd’hui il y a de grands enjeux sur les engrais, sur leur efficacité… Et cet automne, nous ajouterons également une partie sur la modulation de ces engrais. Un de nos axes de travail assez important pour Hygo est aussi celui des produits de biocontrôle. Aujourd’hui, les produits de biocontrôle pulvérisés sont en effet a priori moins efficaces que les produits phytosanitaires conventionnels. Nous cherchons donc également à faire d’Hygo un outil utile pour mieux positionner les traitements réalisés à l’aide de produits de biocontrôle et augmenter ainsi leur efficacité. Nous collaborons avec des producteurs tels que Certis, avec qui nous travaillons depuis deux ans, afin d’identifier les paramètres d’efficacité de ces produits et de les intégrer ensuite dans notre solution. Cela permettra d’accompagner les agriculteurs dans leur passage vers des produits de biocontrôle.
Outre ces deux axes de travail, quelles sont les perspectives d’amélioration sur lesquelles vous planchez ? Quels sont vos projets pour les mois et années à venir ?
Nous travaillons de manière continue sur l’ajout de critères supplémentaires dans nos algorithmes. Chaque année nous réalisons de nouveaux essais agronomiques afin de pousser un peu plus loin l’optimisation des doses. Hygo est aujourd’hui utilisée notamment sur les grandes cultures, comme la pomme de terre, les céréales, mais également le maraîchage. Environ 350 exploitations en bénéficient. L’année prochaine nous souhaitons également aller vers les fruits, la vigne… Notre objectif est de doubler notre base utilisateurs cette année. Nous avons commencé à 300 au début de l’année et visons donc les 600 d’ici quelques mois. Notre objectif pour cette année est également de développer les partenariats avec les coopératives. Plusieurs d’entre elles distribuent déjà ou sont en train de tester notre solution. Nous espérons que leur nombre va croître l’année prochaine. Nous sommes aujourd’hui une équipe de onze personnes, qui se consacrent en majorité à la recherche et au développement, mais nous envisageons de renforcer nos équipes commerciales. Nous souhaitons vraiment nous positionner comme un acteur de l’accompagnement des agriculteurs, avec l’objectif de leur faciliter la vie. Nous ne sommes pas une start-up qui développe une technologie simplement pour développer une technologie… Les agriculteurs ne sont aujourd’hui pas dans une position facile en ce qui concerne les traitements à l’aide de produits phytosanitaires. Il y a des frictions entre eux et le grand public, qui les voit parfois comme des pollueurs. Nous voulons vraiment les aider, les soutenir dans leurs démarches d’amélioration, et apporter une communication positive sur leurs pratiques : montrer qu’ils font bien leur métier pour nous permettre de nous nourrir chaque jour.
(1) Opérateur placé récemment en redressement judiciaire, mais dont un repreneur devrait poursuivre les activités prochainement.
(2) Norme (ISO 11783) dont l’objectif est de rendre compatible la communication entre un tracteur et son outil attelé, même s’ils ne sont pas du même constructeur. Elle permet également l’échange de données entre le tracteur et un logiciel de gestion de parcelles. (Source : Arvalis – Institut du végétal)
(3) Certificats d’économies d’énergie
(4) Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement
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