Techniques de l’Ingénieur : Pouvez-vous revenir sur votre parcours professionnel ?
Alexandre Chagnes : J’ai effectué une thèse sur les électrolytes et la chimie dans les batteries lithium-ion, puis au Canada sur l’hydrogénation électrocatalytique de molécules organiques. Ensuite, j’ai travaillé pendant un an au CEA à Saclay sur la spéciation dans les réacteurs nucléaires. De 2005 à 2016, maître de conférences à l’École Nationale Supérieure de Chimie de Paris, j’ai travaillé sur l’hydrométallurgie, un domaine que j’ai développé à partir de 2017 à l’université de Lorraine.
J’occupe actuellement différents postes de direction, notamment celui de directeur scientifique du projet LabEx, qui regroupe plusieurs laboratoires. Son objectif est de développer la chaîne de valeur, en partant de la matière première issue des ressources, qu’elles soient primaires ou secondaires, jusqu’aux matériaux semi-finis, en intégrant les aspects économiques et environnementaux dans une perspective d’économie circulaire. De plus, j’enseigne à l’École nationale supérieure de géologie de Nancy et aux Mines de Nancy, ainsi qu’à l’université de Troyes, en Italie également et ponctuellement en Argentine.
Je poursuis ma recherche sur l’hydrométallurgie dans le laboratoire GeoRessources, dédié aux géosciences. L’équipe dont je fais partie travaille sur la métallurgie extractive. Elle est divisée en deux groupes : l’un se consacre à la concentration du minerai, et l’autre que je dirige s’intéresse à l’hydrométallurgie appliquée aux ressources primaires ou au recyclage. 80 % de mes activités de recherche portent sur le recyclage des batteries lithium-ion. En mars 2024, j’ai créé avec un collaborateur la start-up WEEEMET dédiée au recyclage des cartes électroniques.
Je me suis toujours référé, notamment à Chimie Paris, à la documentation de Techniques de l’Ingénieur, l’université y étant abonnée. J’y trouvais notamment des réponses aux questions, en fonction du sujet étudié. Je disposais d’une vision synthétique et détaillée grâce aux articles des experts. À la faveur des références croisées, l’ouverture sur d’autres sujets est intéressante.
En 2023, j’ai accepté avec plaisir la proposition d’intégrer les équipes d’auteurs et conseillers scientifiques de Techniques de l’Ingénieur, compte-tenu de la référence que cette édition constitue aux yeux des chercheurs. Outre la reconnaissance qu’elle permet, diffuser notre expertise contribue à consolider et développer les connaissances scientifiques.
Qu’est-ce qui vous a amené à vous intéresser à l’hydrométallurgie et aux batteries, lithium-ion et autres ?
A l’université de Lorraine, il y avait un travail important sur les ressources primaires sans intégrer le recyclage ni les procédés hydrométallurgiques qui nécessitent une connaissance approfondie de la chimie des solution, de la thermodynamique et des procédés. La chimie des solutions et la thermodynamique m’ont toujours intéressé. Mon premier sujet de master et de stage a donc porté sur la chimie des solvants pour les électrolytes. J’ai ensuite postulé pour une thèse avec l’aérospatiale, au CNES, sur le sujet des batteries dans l’aérospatial. J’ai ainsi pu approcher et apprécier, le domaine de la chimie des solutions et l’électrochimie. L’hydrométallurgie appliquée au recyclage, notamment des batteries lithium-ion était encore peu connue à cette époque. Je l’ai découverte à l’occasion d’un concours, qui m’a permis d’être nommé maître de conférences.
Mes connaissances en chimie des solutions et thermodynamique, éléments que l’on retrouve dans le domaine de l’hydrométallurgie, se sont ajoutées à celles du nucléaire, acquises lors de mon travail au CEA. Le centre traitait de l’hydrométallurgie par le biais du traitement des combustibles usés des réacteurs nucléaires. Nous étions plusieurs à nous intéresser à ce sujet et le nombre de places disponibles y était limité. J’ai donc décidé de contracter avec Orano, anciennement Areva, afin de travailler à la production d’uranium par voie hydrométallurgique. C’est réellement cette expérience qui a marqué mes débuts professionnels dans ce domaine. Ensuite, j’ai développé l’hydrométallurgie pour les batteries, afin de combiner le recyclage des batteries et la production des métaux utilisés dans leur fabrication.
Parmi les métaux obtenus par hydrométallurgie, lesquels sont les plus sollicités, les plus stratégiques, au regard de la production des batteries ?
Les véhicules électriques contiennent de nombreux métaux importants, notamment dans les aimants du moteur qui intègrent des terres rares, ou encore les batteries. Celles-ci s’appuient actuellement sur deux grands types de technologies : NMC (nickel, manganèse, cobalt) auquel s’ajoute le lithium d’une part, et LFP (lithium, fer, phosphore) d’autre part.
Les métaux importants pour les batteries sont le nickel, le manganèse, le cobalt et le lithium. La technologie LFP est plus contraignante parce qu’hormis le lithium, elle contient du fer, sans grande valeur. Ses matériaux étant peu coûteux, son recyclage s’effectuerait donc à perte.
Du point de vue du recyclage, la technologie de batterie importante est donc celle du NMC, pour la récupération du lithium, cobalt, nickel, manganèse, principalement, mais aussi pour le cuivre et l’aluminium qui composent les collecteurs de courant. Malgré son importance, le cuivre est peu évoqué dans le cadre de la transition digitale et énergétique. Cependant, très utilisé, son prix devrait augmenter. Il faut donc le récupérer, notamment dans les cartes électroniques. C’est le point de départ de la start-up que je monte sur cette activité.
Que pouvez-vous dire sur le Projet de règlement sur les matériaux critiques ?
Une première réglementation européenne de 2006 traitait de la façon d’inclure l’économie circulaire et le recyclage des batteries. Elle était adaptée à des batteries type nickel-cadmium, plomb-acide, nickel-métal hydrure, et fixait à 50 % le taux de récupération. Elle n’est en revanche pas adaptée aux technologies de batterie actuelles, car sans recycler les matériaux des batteries, 50 % du poids d’une batterie est déjà à recycler.
En 2016, une réglementation intermédiaire plus adaptée a été décidée, puis une directive européenne votée en juillet 2023. Elle est adaptée aux batteries lithium-ion, puisqu’elle permet d’augmenter le ratio de la masse de la matière à recycler dans une batterie, de 50 à 70 %, voire au-delà. Elle intègre aussi la notion de devoir obligatoirement recycler les batteries, de mettre en place une filière de recyclage, et aussi d’intégrer dans la fabrication des batteries des matériaux issus du recyclage, ce qui constitue une nouveauté. La fabrication d’une batterie intègre un certain pourcentage de différents sels métalliques, qui stimule, dynamise et cadre le recyclage. Enfin, les évolutions de la réglementation insistent sur la nécessité d’utiliser des matériaux acceptables éthiquement, notamment des métaux qui ne sont pas extraits par des enfants.
Quels sont les derniers développements concernant les capacités de stockage des batteries ?
La première batterie lithium-ion a été développée par Sony en 1991[1]. Elle était constituée d’un oxyde de cobalt lithié dans les électrodes positives (140 milliampères-heures par gramme de capacité stockée à l’intérieur) et de graphite dans l’électrode négative (autour de 280 milliampères-heures par gramme). Depuis, on est passé de l’électrode dite LCO (Lithium, Cobalt, Oxyde) à une électrode manganèse, LiMn2O4, puis à l’électrode NMC dans les années 2000.
Si la capacité de stockage de ces électrodes n’a pas significativement augmenté au cours du temps, leur sécurité d’utilisation s’est en revanche améliorée. La quantité de cobalt, très coûteux, a été réduite, au bénéfice du nickel, plus accessible. Ces changements ont amené des électrodes qui cyclent plus (jusqu’à 2500 cycles charge-décharge), mieux sécurisées et plus abordables, avec une capacité de stockage stable. L’électrode NCA, pour sa part, intègre de l’aluminium et a des capacités beaucoup plus importantes, mais est peu utilisée sur le marché.
L’évolution notable s’observe dans les autres caractéristiques des électrodes, actuellement de type NMC dont la teneur en métaux peut varier, en termes de stœchiométrie, selon les besoins (par exemple NMC 811 et NMC 622 ou bien LFP pour les véhicules électriques).
À côté de cette technologie lithium-ion, les technologies sodium-ion commencent à arriver sur le marché, notamment via les véhicules électriques produits en Chine. Leur utilisation se prête à des distances plus courtes, avec un temps de charge de quelques minutes, ouvrant d’autres perspectives.
Quelles ont été les évolutions techniques de l‘industrie du recyclage ces dernières années ?
Le recyclage des batteries est assez récent. Les premières batteries ont fait leur apparition en 1991. L’idée de les recycler a émergé autour de la fin des années 1990, début des années 2000. Les premiers procédés à l’échelle industrielle s’appuyaient sur des procédés pyrométallurgiques, nécessitant une haute température, très énergivores et émetteurs de gaz à effet de serre. Par ailleurs, ces techniques ne permettent pas de séparer finement les différents matériaux qui constituent les batteries, ni même de produire les sels utiles à la transition énergétique. Le recyclage privilégie depuis des procédés hydrométallurgiques. Plus doux et plus fins, ils permettent de produire des sels de haute pureté pouvant être réutilisés dans la conception de nouvelles batteries lithium-ion.
Actuellement, le recyclage tente de combiner hydrométallurgie et traitements thermiques, pour créer de nouveaux procédés. Pour la plupart, ces procédés s’élaborent sur une chimie assez classique, bien que certaines entreprises (par exemple, Mecaware) travaillent à développer des procédés de rupture. Pour sa part, l’entreprise de recyclage suédoise Revolt – filiale de Northvolt et adossée à une gigafactory – s’appuie sur la dissolution de la matière active pour fabriquer une nouvelle électrode.
Que pouvez-vous dire sur la filière française de recyclage des batteries Lithium-ion, en termes d’ouverture d’entreprises, de montée en puissance, de répartition sur le territoire ?
Les futures usines de recyclage traiteront d’abord, non pas des batteries usagées, mais des résidus industriels de production de batteries.
En France, les gigafactories sont situées essentiellement dans le nord du territoire. Pour éviter les impératifs liés au transport et à la logistique, les usines de recyclage devraient donc les rejoindre de façon à traiter en premier lieu les résidus de fabrication des batteries. Il est possible que le maillage s’homogénéise avec l’installation d’entreprises dédiées au recyclage des batteries dans d’autres régions.
Des alliances se créent, ce qui est novateur. Un fabricant de voitures s’allie à un recycleur, une entreprise issue de la filière de recyclage s’associe avec un chimiste qui fabrique des électrodes. Ainsi, des consortiums se créent entre différentes entreprises afin de prendre en charge toute la chaîne de valeur du produit, du déchet jusqu’au produit final, dans un contexte d’économie circulaire.
Par rapport à la progression des procédés de recyclage, pourrait-on envisager une autonomisation vis-à-vis des extractions dans des zones difficiles, de conflit ?
L’Europe – et avec elle la France – a réalisé sa dépendance à des pays géopolitiquement instables. D’autres sont stables, par exemple, l’Argentine a du lithium, mais c’est compliqué politiquement. La Chine, dont nous sommes dépendants également, produit aujourd’hui entre 80 et 90 % des batteries. Face à ce constat, l’Europe agit pour la construction des batteries sur ses territoires. Outre des gigafactories, la matière première lui est donc indispensable.
Nous devons dès lors soit nous allier avec des pays à même de nous assurer un approvisionnement via leurs gigafactories, soit développer l’économie circulaire afin d’obtenir la matière première issue du recyclage sur nos territoires. Nous pourrions également développer des mines en Europe. Tout cela se fera par un jeu d’alliances, bien connu des gouvernements européens.
Si le recyclage a démarré, il ne suffit cependant pas à satisfaire entièrement la demande dans un monde en pleine croissance. Des mines sont nécessaires pour gagner en autonomie énergétique. Pour les développer, nous devons connaître avec exactitude les ressources exploitables et disponibles de notre sol ; ce n’est le cas ni en France ni en Europe.
Des géologues du laboratoire GeoRessources travaillent sur la caractérisation des gisements et la compréhension des mécanismes qui conduisent à leur formation. Cette exploration est très importante, puisqu’elle nous aide également à détecter les gisements et à caractériser les ressources.
Il est aussi important de communiquer largement sur la réalité actuelle de l’exploitation d’une mine, très différente de celle d’antan, et sur ce que signifie l’intégration d’une mine à notre territoire. Le projet de mine de lithium en Allier est l’objet d’un grand débat public jusqu’en juillet 2024. Répondre aux questions, rassurer sont des façons de montrer que le gouvernement est garant de la sécurité de la population et de l’environnement. La mine est une industrie comme une autre, avec un accès clair et transparent aux informations concernant sa consommation d’eau.
Outre ce projet de mine de lithium en Allier, des mines se développent au Portugal ou en Finlande, une pour les terres rares dans le nord de la Suède, également dans le nord de l’Europe, le cobalt. En Alsace, la géothermie permettra la production de 20 000 tonnes de carbonate de lithium par an.
Des projets de mines en Europe sont donc annoncés, mais pour être autonomes, nous devons nous appuyer sur l’économie circulaire en permettant le recyclage. L’exploitation de mines devra intégrer les contraintes de sobriété et simultanément s’assurer du développement des industries nécessaires.
Quels sont vos projets, actuels et futurs ?
Je me focalise à 80 % sur le recyclage de la batterie, un travail que je mène avec des industriels. Une société, notamment, spécialisée dans le recyclage de lampes basse consommation, souhaite élargir son activité aux batteries lithium-ion. Elle s’intéresse entre autres aux batteries de la petite mobilité électrique (vélos, trottinettes…).
Deux technologies existent pour les batteries de vélo. La première, la technologie NMC est d’usage pour les vélos onéreux, tandis que la technologie LFP se retrouve dans les vélos au prix modique. Or, lors de leur collecte, les batteries sont mélangées. Cette mise en vrac pose problème parce que le fer des batteries LFP ne convient pas en hydrométallurgie. En conséquence, nous développons un procédé qui permettra de traiter ce flux complexe à composition variable, à forte teneur en fer, de façon à pouvoir récupérer le nickel, le manganèse et le cobalt. J’espère que le projet pourra permettre la création d’une usine de recyclage d’ici 2028.
Par ailleurs, je m’intéresse également à l’implantation de nouvelles briques technologiques, comme l’électrodialyse. je m’interroge sur l’implantation de cette brique dans les procédés de recyclage des batteries lithium-ion. L’objectif est de récupérer le lithium, non pas en fin, mais en début de procédé, tout en évitant d’en perdre tout au long du processus. Le projet de la start-up WEEEMET vise à développer un procédé de récupération du cuivre à partir de déchets électroniques, de type carte électronique, grâce à un procédé qui produit des concentrés en amont brevetés par MOB-E-SCRAP. Le fondateur de MOB-E-SCRAP et moi, nous avons fondé WEEEMET qui traitera et extraira le cuivre contenu dans le concentré produit par MOB-E-SCRAP, et et réalise de la R&D pour les partenaires industriels. À l’avenir, l’or, l’argent, l’antimoine et l’étain, c’est-à-dire tous ces métaux qui sont mis de côté actuellement, seront également récupérés.
Quelles compétences/qualités sont, selon vous, indispensables en général et plus particulièrement sur vos domaines d’expertise ?
Pour devenir enseignant-chercheur, les principales qualités sont la curiosité, la ténacité et l’ouverture d’esprit. La curiosité conduit à s’intéresser à de nombreux sujets, en discutant avec différentes personnes, issues d’horizons divers. De ces échanges naissent de nouvelles idées. La ténacité est importante, parce que l’enseignant-chercheur aujourd’hui endosse de nombreux rôles et casquettes, allant de la gestion à la comptabilité, la logistique, le dépôt de projet, la rédaction d’articles… Il ne faut pas avoir peur de toucher à tout ni, bien entendu, de travailler.
Quels conseils donneriez-vous à un étudiant ou ingénieur désirant s’orienter dans votre secteur ?
Mon premier message aux candidats pour une thèse est de passer leur chemin s’ils ne sont pas certains de vouloir faire de la recherche. On peut essayer d’attirer les meilleurs, mais s’ils ne sont pas heureux, cela ne donne rien de bon, et trois ans est une longue période. Je leur conseille de bien réfléchir à leur sujet de thèse et de ne revenir qu’après la réflexion leur permettant de confirmer leur choix. Je leur conseille aussi de discuter avec d’autres doctorants et post-doctorants. Se renseigner sur le budget alloué à la thèse est par ailleurs un précieux indicateur.
Ensuite, ce long chemin requiert du courage. L’obtention de la thèse ne suffit pas à devenir enseignant-chercheur. Trois ou quatre ans de post-doctorat à l’étranger sont vraisemblablement nécessaires avant qu’un poste ne s’ouvre effectivement.
Que vous apporte la collaboration avec Techniques de l’Ingénieur ?
Hormis ma participation à des congrès en France et à l’étranger, notamment en Argentine, j’ai toujours écrit. La rédaction de mon huitième livre est en cours. Les activités liées à la communication, à l’édition font partie de moi.
J’interviens également dans différents comités éditoriaux, dont celui de Techniques de l’Ingénieur. Cela m’intéresse parce que je dispose ainsi d’une autre vision, de l’intérieur, facilitant la compréhension du fonctionnement. Dès lors, participer à l’actualisation de contenus pour Techniques de l’ingénieur m’intéresse. Enfin, cette collaboration est une façon pour moi d’être reconnu dans mon domaine ; c’est valorisant de pouvoir avoir un impact, une certaine importance.
Les contributions d’Alexandre Chagnes aux Techniques de l’Ingénieur
Alexandre Chagnes contribue en tant que conseiller scientifique et auteur auprès de Techniques de l’Ingénieur.
[1] Batterie de type Li-ion (LIB)
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