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Mathématiques

Auteur(s) : André WARUSFEL

Date de publication : 01 août 1994

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  • André WARUSFEL : Ancien élève de l'École Normale Supérieure - Agrégé de Mathématiques - Professeur de Mathématiques Spéciales M'au Lycée Louis-le-Grand

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INTRODUCTION

Ouvrons cet article par une question sacrilège majeure : les mathématiques sont-elles utiles ? Y a-t-il incompatibilité entre les mots « mathématiques » et « applications » ?

Pour tenter une réponse (impossible…), il faut essayer, sinon de les définir, au moins d'en cerner le champ. Comme d'autres moyens nés de l'homme, les mathématiques ont pour objet l'aide à la compréhension de l'univers et de ses structures. Pour ce faire, elles s'appuient sur la logique et sur un recours, raisonné, à une intuition longuement forgée depuis l'aube de leur histoire.

Cette dernière nous apprend comment sont nées l'arithmétique et la géométrie à partir de problèmes concrets d'origines agricole, commerciale ou d'ingénierie architecturale. L'exemple de la montée en puissance sur vingt siècles de notre système décimal de numération est sans doute le meilleur symbole de ce que sont les mathématiques pures, se nourissant et progressant à partir des problèmes que la discipline elle-même se pose. En élargissant la quête de la compréhension du monde physique jusqu'au monde social et industriel, ce sont les mathématiques appliquées qui apparaissent alors - dès le début du dix-neuvième siècle -. Elles commencent une vie propre, même si d'innombrables passerelles lient ces deux univers.

Mais la différence qui sépare ces cousines est devenue aujourd'hui si mince qu'une unification des fascicules consacrés aux mathématiques pures et aux mathématiques appliquées dans ce traité s'impose désormais avec évidence.

Comprendre le monde sert évidemment à pouvoir le gérer ; dominer cette gestion signme notamment pouvoir soumettre un certain nombre d'industries à une organisation scientifique et technologique rationnelle et mettre en place des structures concrètes à partir de notions d'origine abstraite, dont l'utilité déborde les mathématiques classiques prises au sens étroit du mot.

Recevant en 1991 le Japan Prize pour l'ensemble de son œuvre, notre compatriote Jacques-Louis Lions distinguait alors deux grands volets dans la description des mathématiques appliquées, fondamentales pour l'étude des systèmes qui nous entourent. Qu'ils soient d'origine physique, chimique ou biologique, naturels ou issus de l'initiative créatrice de l'homme, ces travaux se répartissent à peu près également entre le continu et le discret. Si le temps évolue de manière continue, il existe également une notion de temps discret, pendant lequel on peut intervenir de manière discontinue, se référant aux battements d'une horloge. Si le problème fondamental de la météorologie est un bon exemple de problème continu, celui de l'optimisation de la production d'une usine ressort plutôt du discret.

Travailler sur ordinateur, bonne à tout faire de ce dernier demi-siècle, rentre le plus souvent dans la catégorie du discret. Ce sont pourtant des mathématiques appliquées de la première catégorie (continu), qui justifient la très haute récompense japonaise illustrant l'un des tout premiers mathématiciens français. En prouvant que l'on pouvait étudier le traitement, à l'aide d'ordinateurs, d'équations ressortissant de l'analyse la plus classique sans déroger aux règles les plus strictes de sa discipline, J.-L. Lions montrait ainsi que la science de notre temps défie toute tentative trop réductrice de classification. Avant l'introduction d'une informatique majeure depuis environ vingt ans, la distinction « pures/appliquées » reposait sur le fait que les objectifs traditionnels des secondes [résoudre les problèmes se posant dans le système du monde ou de l'industrie] étaient par nature même très complexes et de structure « sale ». Quels que soient équations et modèles retenus, les simplifications drastiques autrefois nécessaires, propre du talent de l'ingénieur qui sent toujours ce qu'il peut ou non négliger, étaient peu satisfaisantes du point de vue scientifique. Pour un mathématicien traditionnel, particulièrement soucieux de rigueur, cela suffisait à l'écarter des mathématiques appliquées.

Le traitement de ces questions a pourtant changé de nature, l'ordinateur bouleversant tout de manière fondamentale et non seulement technologique. Souvent l'étape de simplification est devenue inutile en raison de la montée en puissance des systèmes et des logiciels ; parfois même est-on maintenant capable, suite à un progrès cette fois-ci conceptuel, d'aller beaucoup plus loin dans le raisonnement. Jacques-Louis Lions aime à rappeler par exemple que le calcul de la combustion cryogénique du troisième étage de la fusée Ariane se fait maintenant sans simplifications drastiques, en gardant les équations représentant la réalité, car on peut les traiter jusqu'au bout. De même en météorologie, où certaines équations « primitives de Richardson », connues depuis un siècle, respectées mais délaissées parce que trop complexes, sont aujourd'hui parfaitement accessibles.

Il est normal que l'effacement de ces simplifications abusives ait considérablement fait croître l'intérêt scientifique des mathématiques appliquées. La distinction entre les deux familles s'estompe donc. Beaucoup de « purs » reviennent, par exemple, à l'exploitation des énigmes de la physique, et des « appliqués » s'intéressent de plus en plus à des questions fondamentales, comblant des fossés anciens.

Il demeure cependant une différence qui ne s'atténuera jamais ; tout mathématicien, pur ou appliqué, a comme objectif et règle de vie une transparence absolue qui le distingue des autres mortels : il n'est satisfait que s'il a compris complètement un phénomène, si tout est devenu parfaitement clair et, si possible, simple. C'est d'ailleurs pourquoi il n'y a jamais de contestation autre que passagère sur la véracité de tel ou tel résultat ; rien n'est jamais laissé dans l'ombre ; c'est une nécessité en quelque sorte philosophique. En mathématiques « pures », au moins les meilleurs ont toujours pu comprendre l'essentiel de ce qui se passe ; en mathématiques « appliquées », le but est le même mais la connaissance parfaite de tous les phénomènes qui s'y produisent restera peut-être toujours inaccessible ou trop complexe pour être maîtrisée par un seul individu. Le mathématicien appliqué doit donc rester encore à la fois Jekyll et Hyde : il y a un moment où il doit se dire que telle partie du problème est à peu près comprise (à force de discussions entre collègues ou de lectures et de recherches personnelles), sans que ce soit vraiment une démonstration totale. Il lui faut savoir, à un certain moment, accepter une espèce de dualité, en avouant : cela je crois le comprendre, tel phénomène me paraît raisonnable, alors que tel autre, qui paraît plausible, n'est pas vraiment compréhensible. Si cette différence entre les deux types de travail demeure et demeurera, la barrière n'est pourtant plus infranchissable.

Les mathématiques, servant de plus en plus dans leur globalité, sont évidemment prises davantage au sérieux ; les solutions proposées par les mathématiciens appliqués sont maintenant réellement applicables. Mais l'exigence de rigueur, combinée aux progrès des ordinateurs, des mathématiques elles-mêmes et de l'informatique, fait que pour pouvoir être sûr d'avoir utilisé le bon modèle et les bonnes équations, les mathématiciens appliqués eux-mêmes en viennent à demander s'il ne serait pas parfois bienvenu de procéder à des expériences complémentaires, en vraie grandeur et non en simple simulation. Il y a là un nouveau rapport des mathématiques à l'expérimentation, à l'expérience pour elle-même s'ajoutant l'expérience validant les modèles : c'est là une évolution considérable.

La fin du dix-neuvième siècle fut l'occasion d'une remise en question fondamentale du point de vue que la société portait sur les mathématiques. Arrivés à un point où la technique industrielle basée sur leur redoutable efficacité semblait triomphante, un autre regard devait être porté à la fois sur leur nature profonde (outils ou science ?) ainsi que sur leur utilité pour la collectivité. Un maître-mot, renouvelé des Grecs, sembla alors porter tous les espoirs : par la puissance de l'axiomatique, directement issue de la géométrie d'Euclide, les mathématiciens allaient expliquer la pensée - telle était donc leur finalité ultime - et dominer le monde concret, par les applications technologiques de la physique et de la chimie contrôlées en sous-main, et le monde abstrait du raisonnement logique.

Ces réflexions, nées des travaux de 1870 et de Cantor sur la fameuse « théorie des ensembles », furent l'œuvre de l'école allemande de David Hilbert, mais auront une résonance universelle. [Si l'on reçut en France ces initiatives étrangères avec méfiance, leur esprit finira par y triompher puisque Bourbaki - mythique auteur d'un traité universel – lèvera entre 1945 et 1975 la bannière ralliant les tenants de la mathématique formaliste.]

Pour tester et justifier les nouvelles doctrines, il fallait un outil nouveau. Ce sera la puissante et subtile logique mathématique, héritière d'une longue histoire remontant à l'Antiquité, principal instrument développé au début du vingtième siècle afin de mieux comprendre les structures cachées du raisonnement mathématique et de dévoiler ses finalités, que certains voyaient sans limites. Loin toutefois de résoudre tous les problèmes anciens, son introduction en fera naître de si redoutables que son bilan put être mis en question (Kurt Godel sut préciser ces difficultés, si considérables qu'elles auraient presque pu conduire à jeter le bébé avec l'eau du bain).

Bien que toujours active aujourd'hui et capable de tours de force exceptionnels, comme la réhabilitation de notions telles que celles d'« infiniment petits » que l'on croyait à jamais écartées, la logique semble maintenant avoir cessé de jouer le rôle central qu'on semblait lui assigner vers 1910. Devenus plus modestes que leurs aînés devant l'écroulement d'espoirs excessifs réduisant la pensée rationnelle à des mécanismes axiomatiques, les mathématiciens professionnels contemporains se contentent souvent d'ignorer poliment la logique, même si à l'aube du vingtième siècle, son heure semblait être arrivée pour le reste des temps.

L'un des premiers problèmes qu'aurait dû alors résoudre, semblait-il, le renouveau de la logique pouvait justement se résumer en la question piège ouvrant ce chapitre : à quoi servent les mathématiques ? Aujourd'hui même, elle dérange toujours. Ainsi, par exemple, il y a tout juste quelques années, au temps de la querelle de l'enseignement des « mathématiques modernes », un groupe un peu naïf avait tenté de freiner le destin en créant une « association de défense des mathématiques utiles ». Le mot fit sourire. Était-ce pourtant si sot que de s'interroger ainsi publiquement sur la fin d'une discipline si encombrante ? A la vieille dialectique utilité/usage, on peut également légitimement raccrocher une autre question : à quoi servent les mathématiciens ?

La belle époque de fer de l'ingénieur, fidèle à son devoir de laïcisation irréversible, avait tranché, en France, par exemple, par Jules Verne et « Grande Encyclopédie » de Berthollet interposés : les mathématiques devaient certes garder un rang exceptionnel, notamment parce qu'elles seules permettaient de domestiquer viaducs et bobines de Ruhmkorff ; mais elles n'étaient plus essentiellement, même chez nous, un passeport pour l'esprit. La Troisième République tentait de séduire le monde, rêvant de couvrir Afrique et Asie de chemins de fer et de secrétariats de mairie. Mais tout à leurs missions symboliques, les gouvernements des Jules laisseront à l'Allemagne toute puissante les triomphes abstraits en recherche fondamentale dont la pureté ne gâchait en rien, au contraire, son irrésistible puissance manufacturière.

C'est en effet outre-Rhin que certaines têtes froides du début de ce siècle, à la suite des Cantor et Dedekind, en revenaient à deux ou trois choses importantes, qui ont nom par exemple « recherche de la vérité » ou « lois de la pensée » au lieu de rêver à la naissance de l'harmonie universelle par les triomphes de l'Industrie et du Commerce. Pendant quelques décennies, on cessa donc, au moins en quelques universités allemandes, de s'émerveiller de prouesses techniques moins impressionnantes que les Pyramides (et moins solides). Tentant de ne plus confondre QI et intelligence, gigantisme et progrès, quelques chercheurs désintéressés que n'éblouissaient plus les arcs électriques tentèrent, de nouveau, de comprendre les ressorts secrets de la physique et des mathématiques, plutôt que d'applaudir aux derniers records en matière de Grosse Bertha ou de composés benzéniques asphyxiants.

Confrontés eux aussi à notre question « à quoi peuvent donc bien servir les mathématiques », certains recommencèrent donc à penser que, dans la mesure où leur objet pouvait être parfaitement circonscrit, elles étaient peut-être encore le meilleur scalpel pour découvrir les méandres de la pensée de l'homme. Dans leur naïveté comparable, logiciens du début du siècle et freudiens friands de lapsus et d'à-peu-près se mirent donc à chasser ensemble l'obscur et le caché, les uns pour l'éliminer, les autres pour s'en délecter, tous pour l'essorer avec vigueur jusqu'à en traquer les ultimes essences.

A l'époque de ses plus grands triomphes, la logique essayait alors de dire comment notre idée intuitive profonde de ce qui est « vrai », qui ressort si souvent bien plus de l'adhésion que de la longue chaîne de raisons à la Socrate, est liée à ce qui est « déductible », « démontrable », « prouvable » ou « valide », dans le cadre d'une série de règles strictement codifiées et le respect de la cohérence d'un ensemble en principe bâti sur le roc. Son rôle n'a pas changé depuis, même si sa portée réelle s'est amoindrie au cours des temps.

Wittgenstein écrivait en 1918 que le but de la philosophie était la clarification logique de la pensée [§ 4.112 ]. « La logique », dira plus précisément en 1950 Willard Van Ornam Quine « a pour job, comme toute science, de poursuivre la vérité […] c'est-à-dire séparer les propositions vraies des autres, qui sont fausses ». Par les techniques fort abstraites du « lambda-calcul » issu de rêves leibniziens, on peut théoriquement justifier un discours mathématique par un autre discours théorique, d'une grande subtilité, déconcertant le novice, et totalement hors de portée des quidams, par nécessité obligés de s'en tenir à des critères plus immédiats et grossiers.

En dépit des apparences et des espoirs excessifs d'alors, nous savons aujourd'hui que ce calcul, à la complexité technique évidemment redoutable, est pourtant essentiellement assez peu productif (ou tout au moins limitatif). Il se contente en effet de nous apprendre comment l'on pourrait justifier, à l'aide de techniques peu agréables, l'essentiel du travail quotidien réalisé sans souci par la communauté professionnelle durant ce siècle. Aussi tout le monde se contente de savoir, comme Pierre Dac, que s'il le fallait on saurait le faire…

D'une certaine façon, les mathématiques, issues de l'expérience (géométrie agricole de la vallée du Nil ou interprétation des phénomènes physiques nés de l'eau, de la terre et du feu), restent proches d'une discipline expérimentale. Elles sont vraies, dans la mesure où les mathématiciens reconnus acceptent ou refusent, en général d'une même voix, les « démonstrations », forcément incomplètes comme nous l'avons vu, qui leur sont inlassablement proposées. Elfes sont vivantes, puisque ces mathématiciens sont capables de s'autoreproduire sans catastrophes apparentes.

Si l'on ne sait toujours pas « à quoi servent les mathématiques », solidement appuyées sur la logique formelle et fières de leurs succès de plus en plus sophistiqués, il paraît clair que leur position ambiguë dans notre société n'est pas près de perdre son éclat. Que des ingénieurs, préférant légitimement l'action à la connaissance trop abstraite, devant vivre avec elles mais non pour elles, leur fassent donc encore confiance ! Ne serait-ce que parce qu'elles sont encore capables de nous prouver tous les trente ans que l'homme est un peu plus complexe (plus puissant ?) qu'on ne l'imaginait une génération plus tôt. L'école à la mode de Platon, où l'on n'est admis que si l'on est géomètre, a encore de beaux jours devant elle.

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https://doi.org/10.51257/a-v1-a30


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