Acteur majeur en Syrie, en mer Noire ou encore en Méditerranée, le président turc joue avec opportunisme de sa position de force vis-à-vis de ses alliés occidentaux pour durcir son régime en échappant à l’opprobre.
L’Europe a besoin de la Turquie pour favoriser un cessez-le-feu entre la Russie et l’Ukraine et ne saurait se passer d’elle pour stabiliser la Syrie de l’après Bachar al-Assad.
Quant aux Etats-Unis de Donald Trump, qui lors de son premier mandat avait salué le « sacré dirigeant » qu’était selon lui Recep Tayyip Erdogan, ils ont bien trop à faire pour porter attention aux soubresauts de la politique intérieure turque.
Ce dernier a donc choisi son moment pour incarcérer son principal rival, le maire d’opposition d’Istanbul Ekrem Imamoglu.
Mardi, Ankara a annoncé de nouvelles arrestations de « provocateurs », après une sixième nuit de manifestations dans plusieurs villes du pays. Les rassemblements ont été interdits à Istanbul, Izmir et la capitale, et près de 1.200 personnes ont été interpellées.
« Erdogan a bien analysé le moment géopolitique. Le monde est bien plus transactionnel et moins guidé par des valeurs démocratiques », note Asli Aydintasbas, analyste pour la Brookings Institution à Washington.
« L’administration Trump s’intéresse peu à une politique étrangère fondée sur les valeurs et les Européens ont besoin de la Turquie pour stabiliser la Syrie et parvenir à une architecture de sécurité européenne durable après la guerre en Ukraine », ajoute-t-elle à l’AFP. « Ce n’est pas le moment d’entretenir un différend avec Erdogan ».
– « Opportunité parfaite » –
De fait, les Occidentaux, habituellement enclins aux protestations les plus vives en cas de violations des principes démocratiques, ont été soit prudents, soit silencieux.
La France a exprimé sa « profonde préoccupation », craignant « des conséquences lourdes sur la démocratie turque ». Et Berlin a jugé pour sa part « totalement inacceptables » l’incarcération et la suspension du maire d’Istanbul, y voyant un « mauvais signal pour la démocratie ».
Les autres chancelleries européennes ont regardé ailleurs. Et le Département d’Etat américain a refusé de commenter la « décision de politique intérieure d’un autre pays ».
Erdogan « a saisi l’opportunité parfaite », relève Marc Pierini, ex-ambassadeur de l’Union européenne en Turquie. Il « compte sur le silence » des Occidentaux « sur l’Etat de droit et, pour l’instant, l’obtient ».
Le président turc recueille ainsi les dividendes d’une montée en puissance constante, ces dernières années, sur plusieurs gros dossiers d’importance planétaire.
Sur le front ukrainien, la Turquie a rejoint la coalition des pays européens « volontaires » pour aider l’Ukraine, au moment où se jouent les négociations avec la Russie. Et elle participe à des réunions pour accroître la livraison d’armes à Kiev, dont des véhicules de combat, des munitions d’artillerie et des drones.
– « Aucune réaction internationale » –
Dans le même temps, elle a largement contribué à la victoire à Damas de la coalition de rebelles syriens, emmenée par le groupe Hayat Tahrir al-Sham (HTS), s’imposant aujourd’hui comme incontournable pour prévenir l’éclatement du pays en une dangereuse bouilloire multiconfessionnelle.
Elle peut par ailleurs jouer de son influence en Méditerranée, où sa marine jouit d’une enviable liberté d’action. Et elle bénéficie des difficultés de l’Alliance atlantique face à l’imprévisible diplomatie américaine.
« La Turquie a conscience d’être devenue un membre très important de l’Otan, du fait des nouvelles menaces de sécurité, et dans le contexte d’une présidence Trump très hésitante et très clivante », note pour l’AFP Dorothée Schmid, experte de la Turquie à l’Institut français des relations internationales (IFRI).
Alors que la situation se tend sur le plan intérieur, « Erdogan voit très bien qu’il n’y a eu pratiquement aucune réaction internationale », constate-t-elle. « Le département d’État lui a quand même pratiquement donné un blanc-seing » tandis que « les Européens n’ont aucun levier sur la Turquie intérieure ».
A l’échelle planétaire, le chef de l’Etat turc constate de surcroît que l’heure n’est pas au respect scrupuleux des grandes valeurs démocratiques.
En Israël, « Netanyahu limoge son chef du Shin Bet (sécurité intérieure, ndlr), ses ministres, son chef d’état-major des armées et personne ne dit rien », observe Pierre Razoux, directeur académique de la Fondation méditerranéenne d’études stratégiques (FMES). « Après tout, pourquoi Erdogan ferait-il pas de même, puisque ce n’est pas Trump qui le lui reprochera ? »
L’homme fort d’Ankara s’inscrit à cet égard dans une tendance qui fait la part belle aux nationalismes, populismes et autres tentations autoritaires.
« C’est un moment dans l’histoire où les valeurs démocratiques peuvent facilement être écrasées par les dures réalités géopolitiques du jour », regrette Asli Aydintasbas.
« Malheureusement, la Turquie ne sera ni la première ni la dernière à en faire l’expérience ».
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