Créée il y a dix ans, l’entreprise bretonne WIPSEA a développé une technologie d’analyse d’images par Deep Learning qui permet aux gestionnaires de parcs naturels, aux responsables de parcs éoliens, ou encore aux chercheurs en écologie de s’épargner un fastidieux travail de recensement manuel d’espèces marines vulnérables.
Fruit de huit années de R&D menées en collaboration avec l’Office Français de la Biodiversité et l’Université de Bretagne Sud, la solution de recensement de la mégafaune marine développée par WIPSEA – baptisée Harmony – est aujourd’hui pleinement opérationnelle.
Après l’avoir déployée à l’échelle commerciale aux côtés de partenaires spécialistes de l’acquisition des images et de l’interprétation des cartes de répartition obtenues grâce aux données de comptage, WIPSEA entend désormais faire évoluer sa solution pour la rendre compatible avec des images acquises non plus seulement par avion, mais aussi par drone… C’est ce que nous explique Gwénaël Duclos, fondateur et actuel co-gérant de WIPSEA.
Désormais à la tête d’une équipe de cinq collaborateurs, l’homme lève également le voile sur d’autres projets prometteurs dans lesquels s’est engagée l’entreprise basée à Lancieux, dans les Côtes-d’Armor.
Techniques de l’Ingénieur : Quel a été le parcours qui vous a mené à la création de Wipsea ?
Gwenaël Duclos : Avant de créer Wipsea, j’ai été ingénieur chez Thomson pendant 15 ans. Je travaillais sur des équipements qui compressent la vidéo en temps réel. Au moment où j’ai quitté l’entreprise, nous commencions à développer des solutions permettant de détecter certains éléments d’une vidéo – les visages par exemple – pour les épargner lors du processus de compression.
En parallèle, j’étais plongeur amateur et j’avais décidé de m’impliquer dans des missions d’éco-volontariat : j’allais, pendant mes vacances, aider des biologistes à recenser la mégafaune marine. En 2010, je me suis ainsi rendu à Madagascar, où j’emmenais chaque jour des touristes voir les baleines à bosse. J’avais aussi pour mission de prendre des photos destinées à identifier les baleines grâce au pattern unique présent sur leur queue. C’est là que j’ai découvert que les biologistes marins passaient ensuite des soirées entières à comparer ces photos avec leurs catalogues, uniquement à l’œil nu… Je m’en suis étonné auprès d’eux, et ils m’ont indiqué que si des prototypes de logiciels avaient bien été développés, jamais aucun d’eux n’avait débouché sur une véritable solution commerciale.
J’ai donc vu là une opportunité de mettre mon savoir-faire en analyse d’images à leur service, d’autant plus qu’au même moment, en 2010, la branche de Thomson pour laquelle je travaillais cherchait des volontaires au départ, dans le cadre d’un plan de licenciement. Je suis donc rentré de cette mission avec en tête cette idée de reconversion professionnelle.
Grâce au président de l’association malgache dans laquelle j’étais impliqué, Cétamada, j’avais aussi en poche le contact d’une personne travaillant dans un bureau d’études en biologie. Cette personne, mais aussi le responsable du master en écologie de Montpellier dans lequel elle a étudié, m’ont tous deux confirmé que les besoins en matière d’automatisation étaient importants. J’ai donc décidé de quitter Thomson, en m’étant au préalable inscrit dans ce même cursus, afin de me former à l’écologie. Cela m’a ainsi amené sur la nouvelle voie professionnelle que j’emprunte désormais.
J’ai ensuite été amené à faire mon stage de fin d’études en Australie, où j’ai aidé une chercheuse qui venait d’utiliser un drone pour cartographier toute une partie de la côte ouest-australienne. Elle était en effet responsable du recensement des dugongs, aussi appelés vaches de mer. Elle effectuait auparavant ce recensement depuis un avion, mais elle a un jour frôlé l’accident et a même perdu des proches dans un crash. Elle avait donc décidé d’opter pour une autre solution : le drone. Restait toutefois à trouver le moyen de lui éviter de passer six mois à scruter plusieurs dizaines de milliers d’images à la recherche de ces dugongs… C’est ainsi que j’ai commencé à travailler sur cette problématique, et qu’à mon retour en France, en 2013, j’ai fondé Wipsea.
À partir de là, la technopole Rennes Atalante[1] m’a aidé à définir mon marché et mes clients cibles. J’ai très vite identifié l’Office français de la biodiversité (OFB) comme un client rêvé… Et il s’est avéré que ses responsables s’étaient déjà intéressés à mes travaux menés en Australie ! La connexion s’est donc faite tout naturellement. Ils m’ont ainsi demandé de développer une solution qui leur permettrait un recensement semi-automatique des tortues marines du parc marin de Mayotte, sur la base d’images acquises par un drone. Nous avons ensuite co-construit plusieurs autres solutions : après les tortues marines, nous avons travaillé, à la demande de gestionnaires de parcs naturels marins en métropole, à la détection d’activités humaines : kitesurf, planche à voile, baignade… Cette collaboration a duré trois ans et a abouti à une solution qui est aujourd’hui opérationnelle, et qui nous a permis de cartographier l’intégralité des activités humaines sur les parcs.
D’autre part, nous venons de terminer un projet structurant – Semmacape[2] – mené avec des partenaires tels que l’Université Bretagne Sud, l’OFB, France Énergies Marines et l’Ifremer.
En quoi ce projet a-t-il consisté ?
Ce projet était dédié au recensement de toute la mégafaune marine – mammifères, oiseaux, gros poissons… – présente dans les aires marines gérées par l’OFB, mais aussi dans de futurs parcs éoliens. Le travail d’observateurs à bord d’avions a été remplacé par une solution qui allie caméras à très haute résolution et intelligence artificielle.
Une fois les éoliennes implantées, le vol à basse altitude n’est en effet plus possible. Or, la reconnaissance de la faune implique de voler à moins de 180 mètres de haut, ce qui correspond à la hauteur des éoliennes… L’idée était donc de faire voler un avion deux fois plus haut, et de se servir d’une caméra, mais aussi de l’IA, pour parvenir à distinguer les espèces, ce qui n’est pas possible à l’œil nu.
Nous voulions réussir à générer des cartes de distribution comparables à celles établies sur la base d’observations humaines ; c’était l’objectif final de Semmacape. Et nous y sommes parvenus. Nous avons d’ailleurs présenté en juin dernier un poster à ce sujet sur le salon Seanergy[3], pour lequel nous avons obtenu un prix spécial du jury. Cela a été une forme de consécration.
Qu’est-ce qui vous a conduit vers cette utilisation de l’IA que vous évoquez ?
À l’époque de mon stage en Australie, l’IA n’était pas encore aussi mature qu’aujourd’hui. Je n’avais donc pas fait appel à cette approche. Même si elles étaient satisfaisantes dans des conditions optimales, les performances de l’algorithme que j’avais développé étaient ainsi dégradées dès qu’il y avait du vent : certaines vagues apparaissant sur les images pouvaient être confondues avec un dugong… Ce verrou restait donc à faire sauter, ce que nous avons fait grâce au travail de R&D que nous avons mené au cours des huit dernières années : nous avons créé des réseaux de neurones capables, grâce au deep learning, de distinguer une multitude d’espèces marines, ou encore des activités humaines de loisir, avec beaucoup de fiabilité.
Outre le prix obtenu à Seanergy, une seconde consécration pour nous a été la sélection de notre solution par l’OFB, dans le but de recenser la mégafaune marine dans la zone de la future extension du parc naturel marin d’Iroise, au large de Brest. Pour cette application, l’approche sera hybride : des observateurs seront positionnés dans l’avion en plus de la caméra, afin de pouvoir comparer les résultats obtenus. Cette première expérimentation sur le terrain se veut une confirmation des résultats obtenus lors du projet de recherche que j’évoquais.
Quelles sont les autres voies que vous explorez en matière de R&D, les prochaines étapes que vous souhaiteriez franchir ?
Maintenant que nous en sommes arrivés là, que nous avons une solution d’IA performante pour analyser les images, notre souhait est d’aller plus loin, en diminuant le bilan carbone de cette solution grâce à des drones. L’impact carbone devient en effet un critère de plus en plus important dans les appels d’offres… Ce n’est toutefois pas une mince affaire à cause, notamment, de la réglementation… C’est en tout cas la prochaine étape, qui vient d’être amorcée grâce aux financements que nous avons obtenus dans le cadre d’un projet européen : WildDrone. Une thèse sur le sujet va être réalisée, en parallèle de douze autres travaux de thésards, dans l’optique de faire sauter tous les verrous technologiques qui demeurent en matière d’utilisation des drones pour le recensement de mégafaune terrestre et marine.
Nous avons par ailleurs appris que nous avions été sélectionnés par Ocean Winds, un consortium dans lequel figure notamment Engie, et qui gère le projet de parc éolien d’Yeu-Noirmoutier. Ils nous ont chargés de faire voler des drones pendant un an, parallèlement à un recensement aérien conventionnel de la faune marine. L’idée sera, là aussi, de comparer les deux technologies et la fiabilité des cartes de distribution qu’elles permettent respectivement d’atteindre. Ce projet vient de démarrer et se poursuivra sur toute l’année 2024. Pour réaliser ce projet, nous travaillons main dans la main avec la société montpelliéraine L’Avion Jaune, qui a été précurseure dans le domaine du drone.
Outre l’observation aérienne, votre technologie pourrait-elle vous ouvrir d’autres perspectives d’applications, d’autres marchés ?
Tout à fait. Grâce à notre technologie, nous aidons notamment de plus en plus d’acteurs de la pêche durable et de l’agroécologie. Avec l’Ifremer de Lorient, nous sommes par exemple en train de développer un filet de pêche intelligent : l’Ifremer a développé des filets équipés de caméras à l’entrée du filet. Notre technologie permet de remonter de l’information au pêcheur en lui indiquant les espèces capturées. Il peut ainsi décider de relâcher les poissons en activant une trappe dont est équipé le filet.
Cette technologie va permettre d’épargner tous les poissons non ciblés par la pêche, en les relâchant vivants. Cela va également faciliter le travail des pêcheurs, qui, depuis 2019, sont obligés de ramener au port ces prises indésirables.
Tout cela concerne les poissons pélagiques, mais nous avons aussi travaillé sur les chaluts destinés aux espèces benthiques, celles qui vivent au fond de l’eau : langoustines, concombres de mer… Une caméra couplée à la technologie d’analyse permet de détecter la présence de ces espèces et de ne faire descendre le chalut au fond qu’à ce moment-là. Quand ça n’est pas le cas, le chalut développé par l’Ifremer flotte quelques mètres au-dessus du fond. Cela permet d’épargner ces zones, mais aussi d’économiser du carburant, et donc de diminuer l’empreinte carbone de ces pêches. Nous avons appelé ce projet « Game of Trawls[4] » et, comme la série dont s’inspire ce titre, il est découpé en plusieurs saisons. La troisième va commencer et prendre par la même occasion une dimension européenne, notamment grâce à des partenariats en Suède.
Par ailleurs, pour les besoins de chercheurs en agroécologie, nos partenaires ont mis au point un système de caméra permettant de filmer des actes de prédations et nous avons mis au point une intelligence artificielle qui permet de savoir « qui mange qui » parmi une population d’insectes, d’identifier des prédateurs naturels de ravageurs, ceci dans le but de se passer de produits phytosanitaires pour protéger les cultures. Cela ne permet certes pas de déterminer les espèces très précisément, mais au moins de distinguer des morphotypes.
Quel est le niveau de maturité de ces projets ? Sur quoi pourraient-ils aboutir ?
Ces deux derniers projets sont encore au stade de prototype ; des prototypes destinés aux chercheurs. Mais la finalité reste malgré tout de développer des solutions qui pourront, un jour, servir à l’échelle commerciale. Notre objectif reste celui de défricher des domaines, avec l’idée de converger vers des produits diffusibles à grande échelle.
En revanche, pour notre solution de recensement de la mégafaune marine, nous avons déjà bel et bien abouti à un service commercial. Nous avons pour cela créé un groupement d’entreprises avec l’Avion Jaune et un bureau d’étude en écologie, Cohabys, qui s’occupe de toute la partie aval : réalisation de cartes de distribution, élaboration de recommandations…
Notre principal client jusqu’à présent était l’OFB, mais la montée en puissance de l’éolien offshore va nous amener progressivement une autre clientèle : Engie, EDF… Ces clients ont des besoins qui vont plus loin que des cartes de répartition : il leur faut un avis d’expert sur l’interprétation qui peut en être faite. Cela dépasse l’expertise de WIPSEA, et c’est pour cette raison que nous avons décidé de créer ce groupement d’entreprises, que nous avons baptisé PIXSEA.
[1] Rennes Atalante et la French Tech Rennes Saint-Malo ont fusionné en juin 2018 pour donner naissance au Poool.
[2] Voir aussi en vidéo.
[3] Wipsea était présente au salon Seanergy aux côtés d’autres entreprises bretonnes innovantes, réunies sous le Pavillon Bretagne Ocean Power.
[4] Chalut, en anglais
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