Tous les amateurs d’alcools anisés ont déjà pu observer l’effet ouzo. Il s’agit d’un phénomène d’émulsification qui se produit par l’ajout d’une certaine quantité d’eau à de l’alcool contenant de l’huile essentielle d’anis (Pastis, Ouzo, Raki…). L’alcool et l’eau se mélangent tandis que l’huile précipite spontanément. Une nanoémulsion se produit avec la formation de gouttelettes qui vont diffuser la lumière et conférer un aspect trouble et laiteux à la boisson. L’effet ouzo est également un exemple singulier de nanotechnologie spontanée. Sur le plan industriel, il est utilisé pour la fabrication de nano-vecteurs d’ARN messager contenus dans certains vaccins contre la Covid-19. Ce procédé est malgré tout très peu utilisé, car il n’est efficace qu’avec des niveaux de concentration très faibles en soluté (l’huile essentielle d’anis dans l’exemple). Dans une étude publiée dans Journal of colloid and interface science, des scientifiques du LGC (Laboratoire de génie chimique) de Toulouse révèlent qu’il est possible d’augmenter cette concentration d’un facteur 100.
« L’ajout d’un liquide non-solvant (de l’eau) dans un mélange contenant un soluté (une huile, un polymère) et un solvant (éthanol, acétone…) entraîne la précipitation du soluté et permet d’obtenir spontanément des nano-objets, explique Kevin Roger, chargé de recherche au LGC. Avec la précipitation, les molécules ou macromolécules initialement présentes dans le mélange de manière dispersée à l’échelle moléculaire vont s’agréger pour former des objets plus gros. Par contre, si la concentration du soluté est trop élevée, on observe l’apparition de macro-objets, pouvant par exemple ressembler à des flaques d’huile qui vont flotter à la surface. Ce phénomène s’appelle la limite ouzo et elle s’établit à des niveaux de concentration très faibles en solutés de 0,1 %. »
Les scientifiques ont mené un travail de recherche pour étudier cette limite et comprendre les conditions nécessaires au processus de formation de nano-objets. Pour cela, ils ont utilisé une solution à base d’hexadécane (le soluté) et d’acétone (le solvant) et ont ajouté de l’eau à ce mélange pour obtenir une précipitation de l’hexadécane. Leur travail leur a permis de mettre en évidence que cette limite en concentration du soluté est liée à la qualité du mélange. Certes, l’effet ouzo est un phénomène spontané, ne demandant aucune énergie externe pour se déclencher, mais sa qualité repose sur la vitesse du mélange du solvant avec le non-solvant. Ainsi, lorsque la vitesse du mélange est trop lente par rapport à la vitesse de la précipitation, celle-ci se déroule dans des conditions hétérogènes qui ne permettent pas la formation de nano-objets. A l’inverse, lorsque la vitesse du mélange est beaucoup plus rapide que la précipitation, celle-ci devient homogène et permet la dispersion des particules avec la formation de nano-objets.
Parvenir à une bonne diffusion des molécules des deux fluides
« Au-delà de l’aspect physico-chimique de la précipitation, c’est-à-dire de savoir quelle huile utiliser, avec quels solvants et non solvants, toute la clé est de parvenir à contrôler le mélange et donc à maîtriser l’hydrodynamique de l’effet ouzo, confie le chercheur. Nous avons réalisé des essais à l’échelle millifluidique, qui est celle employée par les industriels, en mélangeant les fluides jusqu’à des nombres de Reynolds élevés, ce qui correspond à un stade où ils tendent vers la turbulence. Pour bien mélanger, il faut parvenir à faire des tranches entre les deux fluides, c’est-à-dire le solvant (acétone) et le non-solvant (eau), afin qu’ils se laminent les uns dans les autres. L’objectif est que l’échelle de contact entre eux soit la plus petite possible pour permettre la diffusion des molécules les unes dans les autres. »
Grâce à cette vitesse et qualité du mélange, les scientifiques ont démontré qu’il est possible de dépasser une des limites de la frontière ouzo en fabriquant des nano-objets avec des niveaux de concentration en solutés supérieurs à 10 %. Cette forte augmentation pourrait ouvrir la voie à une plus large utilisation de ce procédé. Pour l’heure, il est quasi-uniquement employé sur le plan industriel par certains laboratoires pharmaceutiques pour fabriquer des vaccins à ARN messager. Ces derniers peuvent se le permettre, car les produits qu’ils fabriquent sont ensuite vendus à un tarif élevé. « Jusqu’ici, la limite de concentration en soluté était beaucoup trop faible, ce qui rendait cette technique beaucoup trop chère, ajoute Kevin Roger. En parvenant à l’augmenter d’un facteur 100, je pense que l’effet ouzo pourrait intéresser d’autres applications. En plus du secteur de la santé, le domaine des matériaux pourrait aussi être concerné pour par exemple fabriquer des petites billes composites structurées. »
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