Le débat sur la valeur de la vie humaine est apparu pour la première fois aux Etats-Unis au début des années 1950, en même temps que l'intérêt des économistes pour les questions de sécurité collective. Cette valeur de la vie humaine synthétise aujourd'hui l'arbitrage des pouvoirs publics entre richesse disponible et sécurité.
Une origine au cœur de la guerre froide
En 1949, pour la première fois, des économistes sont enrôlés par la US Air Force pour conseiller la stratégie militaire des Etats-Unis. En ce début de guerre froide, l’URSS vient de faire exploser sa première bombe atomique affirmant son égalité avec les USA en la matière.
Le plan d’attaque nucléaire américain vers l’Union soviétique doit alors être revu de fond en comble, afin de prendre en compte ses nouvelles capacités, et garantir une destruction totale qui empêcherait des représailles significatives.
Des mathématiciens et économistes de la RAND Corporation sont alors embauchés pour conduire une analyse de recherche opérationnelle sur ce sujet, afin de déterminer une stratégie d’attaque optimale pour l’US Air Force. Ils doivent modéliser les combats aériens, les impacts des bombardements, l’utilisation des bases au sol, la logistique des armements et des fuels, etc… L’objectif est d’obtenir la meilleure chance de destruction totale des forces soviétiques, sous la contrainte d’un budget maximum. Les chercheurs construisent un modèle complet et conduisent 400.000 simulations, en utilisant pour la première fois des ordinateurs. Ils concluent que la meilleure stratégie est d’employer un très grand nombre d’avions à hélice rudimentaires : une minorité porterait des armes atomiques, mais la majorité en serait dépourvus agissant comme des leurres. Le très grand nombre d’avions saturerait les défenses soviétiques, et même si les pertes d’avions seraient très élevées, les objectifs de destruction seraient atteints avec assurance.
La présentation de ces recommandations aux généraux de l’US Air Force fut une débâcle absolue. Les généraux, pour la plupart anciens pilotes, refusèrent une stratégie qui impliquait le sacrifice de milliers de pilotes dans des avions sans défense. Les chercheurs réalisèrent ensuite, un peu tard, qu’ils n’avaient pas donné de valeur à la vie des pilotes dans leur modèle.
Si le modèle d’optimisation de l’US Air Force était définitivement enterré, ce n’était que le début d’un nouveau questionnement pour les économistes américains [1], qui allaient par la suite s’intéresser de manière croissante à ce sujet. Si la valeur d’une vie statistique n’était pas nulle comme les généraux l’affirmaient, elle n’était pas non plus infinie car tous les moyens de l’armée sans exception n’était pas concentrés pour sauver chaque soldat. Il y avait donc un arbitrage implicite entre vie humaine et moyens financiers, qui impliquait l’existence d’une borne : une valeur de la vie humaine.
Une vie statistique
La vision des généraux américains de la guerre froide, et celle des économistes depuis lors, s’intéresse à la valeur de la vie d’un individu avant la réalisation de l’événement potentiellement mortel. Cette vision est très différente de celle du sauveteur en mer ou du pompier qui à l’heure du danger engage tous les moyens dont il dispose pour sauver des vies. Pour l’économiste, la valeur d’une vie statistique correspond aux ressources à engager ex ante pour réduire les risques de façon à sauver, en moyenne, une vie ; comme par exemple construire des phares le long de la côte, ou recruter des pompiers. Cette vision s’appuie sur des statistiques de risques observés (ex. nombre d’incendies, naufrages) et vise à quantifier en moyenne l’arbitrage réalisé entre le niveau de sécurité attendu et les ressources allouées.
Un choix implicite
Cet arbitrage entre sécurité et richesse disponible existe pour la plupart des individus et des sociétés : peu d’entre nous renoncent à tout confort et plaisir pour consacrer toutes nos ressources à la réduction des risques de la vie – une vie qui n’aurait alors plus grande saveur. Ce choix entre sécurité et richesse est réel même s’il est souvent implicite. Par leurs décisions en matière de sécurité, les pouvoirs publics et les individus donnent régulièrement une valeur à la réduction des risques :
- Pour un individu, l’achat (ou pas) d’un airbag en option sur sa voiture ou le choix éventuel d’une compagnie aérienne plus chère mais plus « sûre » sont révélateurs de cet arbitrage entre risques et dépenses,
- Pour les pouvoirs publics, la mise en œuvre (ou pas) d’investissements dans des glissières de sécurité sur la route, ou de normes de sécurité renforcées sur les avions, montre également un arbitrage entre sécurité et dépenses à la charge de la collectivité.
Une question de politique publique
Au-delà des variations entre individus qu’il peut exister en matière de préférence pour la sécurité, et donc de valeur de la vie humaine, la détermination d’une valeur de la vie est une question concrète de politique publique. Pour l’Etat, donner une valeur à la vie humaine statistique (c’est à dire pour l’ensemble de la population) synthétise la préférence collective pour la sécurité et forme un guide précieux pour décider d’investissements et de régulations visant à réduire les risques – comme par exemple décider de fermer une usine dangereuse ou au contraire préserver ses emplois.
Par Emmanuel Grand
[1] Sans surprise, le premier universitaire américain qui a publié sur le sujet de la valeur de la vie humaine est un ancien conseiller de la RAND Corporation : Thomas Schelling, « The Life You Save May Be Your Own. » (1968)
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