En s’appuyant sur des expériences en laboratoire et sur des modélisations, cette équipe propose pour la première fois un scénario complet qui rend compte de ces différences : les collisions qui ont construit la Terre l’ont aussi amputée à répétition d’une fraction de sa masse, faisant évoluer sa composition chimique. Ces travaux sont publiés le 23 septembre 2015 dans la revue Nature Communications.
Comme toutes les planètes du système solaire, la Terre s’est formée par accrétion, c’est-à-dire par l’agglomération progressive de matériaux sous l’effet de la gravitation. La désintégration radioactive précoce et les impacts provoqués par la chute de ces matériaux sur la planète en formation ont généré sa fusion jusqu’à des profondeurs assez importantes pour permettre la ségrégation d’un noyau riche en fer, surmonté d’un manteau rocheux et d’une croûte. Aujourd’hui, les échantillons terrestres auxquels nous avons accès se réduisent à la croûte et à quelques fragments de manteau portés à la surface au hasard des mouvements convectifs. La composition chimique globale de notre planète reste méconnue et il faut donc utiliser des indices indirects (comme la densité des couches successives, déduite de la propagation des ondes sismiques), complétés par l’étude des météorites. Certaines, appelées chondrites, sont connues pour être les plus primitives et sont donc des témoins du matériel primordial qui a contribué à former les planètes. Parmi elles, les chondrites à enstatite ont une composition isotopique1 exceptionnellement proche de celle de notre planète, ce qui a conduit à les considérer comme la « matière première » dont a été formée la Terre. Néanmoins, notre planète semble appauvrie en silicium et enrichie en magnésium par rapport à ces météorites2.
Des chercheurs du Laboratoire magmas et volcans (CNRS/IRD/Université Blaise Pascal) proposent pour la première fois un scénario complet permettant d’expliquer ce paradoxe, appuyé par des expériences et des modélisations. Selon eux, les embryons planétaires qui ont formés la Terre avaient bien la composition chimique des chondrites à enstatite, avant que des épisodes répétés de fabrication et d’érosion de croûte terrestre ne lui soustraient de grandes quantités de silicium – laissant un excès relatif de magnésium que nous observons aujourd’hui.
De précédentes études ont montré que des croûtes différenciées ont pu se former sur les protoplanètes et les astéroïdes quelques dizaines de millions d’années seulement après la formation du système solaire, soit par cristallisation de la surface d’un océan magmatique3, soit par remontée de magmas dans un réseau de fractures (voir schéma, a et b). Dans cette étude, les chercheurs ont reproduit la formation de cette croûte primitive grâce à des expériences de fusion de chondrites à enstatite à différentes pressions. Les liquides produits se sont révélés très riches en silicium et très pauvres en magnésium. La croûte formée à la surface de la planète par la remontée de ces liquides devait donc bien être enrichie en silicium et appauvrie en magnésium par rapport à la Terre dans son ensemble.
D’autre part, on sait que les impacts météoritiques subis par la Terre dans sa jeunesse ont non seulement conduit à sa croissance, mais ont aussi pulvérisé sa surface. Ces destructions répétées de la croûte terrestre ont pu durer environ 100 millions d’années, avant qu’un impact géant induise la formation de la Lune. Les impacts successifs4 ont donc fait évoluer la composition chimique de la planète, diminuant la proportion globale de silicium et augmentant celle de magnésium (voir schéma, c). En modélisant l’évolution de la composition chimique de la Terre par ce mécanisme, les chercheurs estiment que l’équivalent d’au moins 15 % de la masse actuelle de notre planète a dû être perdu au cours de son accrétion.
D’autres éléments chimiques ont des proportions différentes sur Terre et dans les chondrites à enstatite. La Terre est enrichie en éléments lithophiles5 réfractaires6, tels que l’aluminium ou le calcium et appauvrie en éléments lithophiles volatils, tels que le sodium ou le potassium. Pour expliquer ces divergences, les chercheurs proposent que lors de la vaporisation de la croûte par les impacts entre corps planétaires, les éléments volatils auraient été préférentiellement perdus sous forme de gaz, alors que les éléments réfractaires se seraient à nouveau condensés et seraient retombés sur la planète en formation (voir schéma, d).
L’ensemble de ce scénario a pu se produire sur la proto-Terre, mais aussi sur tous les corps rocheux qui ont contribué à la croissance de la planète, dès lors qu’ils étaient suffisamment gros pour se différencier et produire de la croûte.
- © Asmaa Boujibar et Denis Andrault
Les étapes de la différenciation planétaire (ségrégation du noyau, cristallisation de l’océan magmatique et formation de croûte par fusion partielle), suivies de l’érosion par les impacts, ont fait évoluer la composition chimique de la planète.
Ce scénario a pu se produire sur les différents embryons planétaires qui ont contribué à former la Terre.
- © Asmaa Boujibar
Collision d’un corps rocheux avec la Terre primitive, conduisant à la pulvérisation de croûte terrestre.
- La composition isotopique désigne les proportions de divers isotopes (atomes d’un même élément chimique mais de masses différentes)
- A moins de faire l’hypothèse que le noyau contient environ 20 % de silicium (en masse), ce qui est incompatible avec sa densité.
- L’énergie accumulée lors d’impacts très puissants peut conduire à la fusion d’une partie du manteau et à la formation d’un océan magmatique.
- Une étude récente montre qu’une planète en croissance subit environ 100 000 collisions (A collisional origin to Earth’s non chondritic composition? Bonsor et al., Icarus, 2015).
- Un élément lithophile est un élément ayant des affinités pour la croute et le manteau plutôt qu’avec le noyau.
- Un élément réfractaire est un élément qui, contrairement aux éléments volatiles, nécessite de très hautes températures pour se trouver sous forme gazeuse.
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