Interview

«Le transport aérien va continuer à se développer dans les années à venir»

Posté le 24 avril 2020
par Pierre Thouverez
dans Entreprises et marchés

Mis à jour le 27/04/2020
Avions cloués au sol, chômage partiel, pertes financières colossales… Le secteur du transport aérien traverse depuis le début de la crise sanitaire que nous connaissons un trou d’air jamais connu auparavant. Ingénieur et ancien pilote de ligne, Gérard Feldzer est aujourd’hui - entre autres - consultant auprès des médias sur les sujets touchant à l’aéronautique. Il a répondu aux questions de Techniques de l’Ingénieur sur l’avenir du secteur et les solutions mises en place actuellement pour apporter un soutien logistique aérien au personnel soignant, via l’ONG dont il est le président. Une interview réalisée le 9 avril.
Gérad Feldzer intervient dans de nombreux médias sur les sujets touchant à l’aéronautique.

Gérard Feldzer est un touche à tout, c’est le moins que l’on puisse dire. Ancien pilote de ligne au sein d’Air France, il a successivement volé sur Caravelle, Boeing 707 et 747, avant d’être commandant de bord puis commandant de bord instructeur d’Airbus A310, A340 et A330.

Entrepreneur, Gérard Feldzer a fondé la société Carwatt, qui propose aux entreprises de faire passer leurs véhicules d’une motorisation thermique à du 100% électrique grâce à un kit qu’elle a conçu. 

Il est également président d’Aviation Sans Frontière, une ONG qui s’est donnée pour missions, entre autres, d’apporter un soutien logistique aux ONG évoluant en Afrique et d’y prendre également en charge le transport de personnel médical et de produits pharmaceutiques. Le tout via deux avions Cessna Caravan.

Depuis début avril Aviation Sans Frontières met tout en oeuvre pour permettre le transport des personnels médicaux en France dans les régions où la crise sanitaire actuelle l’exige.

Cette interview a été réalisée avant l’annonce du Ministre de l’économie Bruno Le Maire d’une aide de 7 milliards d’euros pour Air France, et la volonté de voir la compagnie être plus rentable tout en devenant la compagnie «la plus écologique du monde».

Techniques de l’Ingénieur: Quelles étaient les perspectives pour le transport aérien avant la pandémie que nous connaissons aujourd’hui ?

Gérard Feldzer : Juste avant la crise, la grosse crainte des compagnies aériennes était de ne pas pouvoir suivre l’évolution et l’augmentation du chiffre d’affaires, qui suivait une courbe ascendante jamais vue auparavant.

Nous étions à 4,5 milliards de passagers par an, avec une projection à 7 milliards pour 2025. Cela fait beaucoup à absorber. Pour ce faire, un consensus était établi sur la nécessité de former 300000 pilotes dans les 15 années à venir.

Depuis un an, on observait une concurrence exacerbée entre les constructeurs aéronautiques, Boeing et Airbus en tête…

Le problème de la vente des avions, avec la concurrence sauvage à laquelle nous  assistons, a fini par pousser Boeing à la faute. Cette histoire est classique mais dommageable : quand Airbus a décidé de développer l’A321 Neo avec des nouveaux moteurs, les Américains ont réagi rapidement, en écrivant à toutes les compagnies aériennes, leur demandant de ne pas acheter le nouveau modèle d’Airbus, arguant du fait que Boeing préparait un avion nouvelle génération, qui n’aura plus rien à voir avec ce que l’on a connu jusqu’à maintenant. Les Américains se sont alors aperçus que l’investissement pour un nouvel avion, totalement différent, de rupture technologique, chiffrerait autour de 14 milliards de dollars d’investissement, une somme énorme.

Sauf que les compagnies aériennes ont massivement acheté le nouvel avion d’Airbus. 

Comment a réagi Boeing à ce moment-là ?

Boeing s’est senti obligé de répondre rapidement, et a décidé de modifier son 737. Mais le 737 est «bas sur pattes», il a un petit train d’atterrissage. C’est pour ça qu’il est limité en inclinaison à l’atterrissage, afin que les moteurs ne touchent pas le sol. Les ingénieurs américains de Boeing ont donc décidé d’avancer les moteurs, afin de modifier la structure de l’avion au minimum, et ainsi avoir plus d’espace avec un train avant soulevé. Cela provoque un centrage qui est différent. Pour le contrer, ils ont rajouté avec une commande de gouverne arrière une protection électronique. C’est cela qui n’a pas marché. Cela a provoqué un premier accident, au cours duquel les pilotes n’ont pu absolument rien faire pour éviter le crash.

Cela montre d’ailleurs qu’il est indispensable que les pilotes soient associés à ce genre d’évolution . Ce n’était pas le cas ici, et cela a beaucoup été reproché à Boeing. La compagnie a décidé de faire quelques modifications, a envoyé des bulletins de service à toutes les compagnies aériennes, s’est contentée de deux sondes (Airbus en a trois)… Et un deuxième accident est survenu. 

Il s’agit alors d’une faute lourde pour la compagnie américaine, avec un procès à la clef et probablement des peines de prison à venir pour certains, car des choses ont été cachées.

L’origine de tout cela, on le voit, c’est la concurrence acharnée.

Cela a t-il eu une incidence sur les ventes de Boeing ?

La compagnie américaine a quand même réussi à vendre 5000 avions, ce qui est colossal, pendant que les Européens – via Airbus – en ont vendu 7000. A la différence près que Boeing voit une partie de ses avions cloués au sol depuis des mois, ce qui lui coûte très cher. Le coronavirus constitue la goutte d’eau de trop, si l’on peut dire.

On estime aujourd’hui qu’il faudra plusieurs années pour retrouver la progression que l’on a connue l’année dernière.

Comment ont réagi les constructeurs face à la pandémie actuelle ?

Ils ont déjà ralenti leur production, après l’avoir augmentée considérablement. Airbus et Boeing, qui tablaient sur la production de deux avions par jour, ont déjà diminué cet objectif de 30%. Il y a donc une fragilisation des constructeurs, mais aussi des compagnies aériennes, qui sont leurs clients.

Aujourd’hui, il est difficile de prévoir ce qu’il va advenir au niveau économique. Mais il y a aussi le facteur écologique. Comme le pétrole n’est pas cher actuellement, la volonté de respecter les engagements environnementaux s’en trouve très affectée. L’objectif au niveau international, de stabiliser les émissions à l’horizon 2025, paraît fortement compromis. Entre autre parce que l’argent nécessaire pour innover et atteindre ces objectifs manque cruellement aujourd’hui.

Les avions ont continué à voler, à vide, après le début de la crise sanitaire. Pourquoi ?

Ce n’est plus le cas aujourd’hui. En fait, pour la maintenance des avions, la pratique exige un atterrissage toutes les 200 heures. Aujourd’hui on maintient les avions en exploitation en faisant tourner les moteurs, en mettant l’informatique en route, en utilisant des déshumidificateurs… Il y a un certain nombre de procédures à suivre pour pouvoir remettre ces avions en service le jour où cela sera possible. Cela dit, même en suivant ces procédures, le redémarrage ne sera pas immédiat, cela va prendre un certain temps.

Il y a aussi la problématique d’attribution des créneaux, qui valent très cher. Pour les attribuer, le nombre d’atterrissages et de décollages sont comptabilisés. C’est purement administratif. Depuis le début de la crise sanitaire que nous connaissons, tout le monde a demandé aux instances européennes de geler cette pratique pour mettre fin à cette ineptie, ce qui a été fait.

Enfin, les avions transportant des passagers doivent opérer un certain nombre de décollages et d’atterrissages pour maintenir leur activité. Cette pratique a également pris fin depuis quelques semaines.

Avant la pandémie mondiale que nous connaissons, la montée en puissance du transport aérien chinois avait commencé à rebattre les cartes en termes de concurrence internationale. Comment appréhender cette problématique aujourd’hui et demain ?

Les Européens et les Américains se sont retrouvés – avant la crise sanitaire – devant un dilemme : l’immense marché chinois, et un discours maintenant habituel de Pékin, consistant à dire : «Nous achetons vos avions, à condition que vous veniez les produire chez nous», avec toutes les contraintes que cela implique en termes de transferts de technologies. Donc Airbus et Boeing ont accepté de construire des usines en Chine, pour ne pas être exclues de ce marché. Airbus a ainsi trouvé un accord, stipulant que tous les avions fabriqués en Chine sont destinés au marché chinois. La réalité risque d’être différente, et on imagine mal les Chinois ne pas créer de filiales pour vendre ces avions à l’étranger. 

Aussi les Chinois ont déjà développé un moyen courrier, le COMAC – copie de l’A320-, et coopèrent avec les Russes pour développer des avions long courrier. 

Il est donc très vraisemblable que les Américains et les Européens soient soumis à une forte concurrence chinoise – et même russe – dans les années à venir. 

Est-ce inquiétant pour les deux géants que sont Airbus et Boeing ?

Cela constitue une inquiétude, mais également une opportunité : il ne fait aucun doute que le transport aérien va continuer à se développer dans les années à venir, en Afrique, dans les pays émergents. Cette montée en puissance de la Chine permettra de répondre à ces nouvelles demandes. À terme, on peut tabler sur un marché mondial constitué d’Airbus, de Boeing, d’une compagnie chinoise et d’une compagnie russe.

Aujourd’hui, l’Europe commence doucement son déconfinement. Si tant est que ce dernier soit un succès et que l’activité économique redémarre à l’été, quand est-ce que le trafic aérien pourrait reprendre son niveau d’avant crise ?

Si on table sur un déconfinement total avant l’été comme vous le dites, il faudra attendre le mois de février 2021 pour voir un niveau de trafic aérien correspondant à celui d’avant crise. Il y a plusieurs raisons à ce délai : l’entretien du matériel, l’obligation de qualification des équipages. Par exemple, il faudra que les pilotes s’entraînent sur simulateur, et la France n’en possède qu’une vingtaine. Cela va donc prendre du temps. 

Vous êtes le président de l’ONG Aviation Sans Frontière. Présentez-nous les missions de cette organisation.

Je faisais partie des créateurs d’Aviation Sans Frontière (ASF) il y a 40 ans, et j’en ai pris la présidence il y a un an. L’idée de départ était d’apporter un soutien aérien – logistique, humanitaire – en Afrique, mais pas seulement. La volonté de former des pilotes africains a émergé au fur et à mesure et aujourd’hui il y a un véritable transfert de technologies vers l’Afrique, un continent où l’aviation est en pleine croissance. Au-delà de l’Afrique, nous avons voulu à travers ASF développer une activité plus locale, qui s’est matérialisée à travers les «ailes du sourire». L’idée est de permettre à des enfants gravement malades d’embarquer pour un vol pendant une journée, afin de s’évader un peu de leur quotidien à l’hôpital.

Depuis le 7 avril, ASF opère des vols pour transporter les personnels médicaux en France vers les points de tension hospitaliers. Comment avez-vous mis tout cela en place ?

Depuis le début de la crise sanitaire, nous avons constaté que le transport des personnels médicaux pour répondre aux besoins hospitaliers locaux n’était pas optimal. Par exemple, un bus transportant 20 médecins est parti de Bordeaux pour Mulhouse afin de renforcer les équipes locales dans une région très touchée par le virus. Résultat : 10 heures de route et des médecins épuisés à leur arrivée.

C’est loin d’être idéal en ce moment. Aussi le trafic aérien étant à l’arrêt, ASF a fait appel à l’aviation d’affaires pour transporter ces personnels plus rapidement et confortablement. Le résultat est fantastique, puisque tout le monde a répondu favorablement à nos sollicitations et nous avons aujourd’hui 50 avions disponibles à tout moment, avec les équipages. Nous avons commencé ces transports le 7 avril et depuis nous programmons des vols quotidiens, selon les besoins et les urgences. ASF est, en ce moment, la plus grosse compagnie aérienne sur le territoire, avec la capacité de transporter 500 personnes en permanence. C’est un formidable élan de générosité qui s’est mis en place et je tiens à saluer l’action de Total, qui nous offre le pétrole, ce qui est loin d’être anodin puisque nous avons besoin d’environ 50000 litres par semaine pour mettre en oeuvre tous ces transferts. Ce n’est pas tout, puisque la DGAC [Direction générale de l’Aviation civile, NDLR.] nous dispense des redevances aéroportuaires, et les aéroports aussi nous facilitent grandement les choses. Aussi tous les pilotes sont bénévoles et beaucoup d’autres nous proposent leur aide. On peut dire que cette crise participe d’une certaine façon à ressouder la famille de l’aéronautique.

Pour l’anecdote, les personnels médicaux que nous transportons ne sont pour la plupart jamais montés dans des avions d’affaires, donc il y a aussi un certain plaisir pour eux à profiter de ces conditions de transport. Cela participe à les mettre dans un état d’esprit positif avant le travail compliqué et éreintant qui les attend, et nous sommes ravis de leur apporter ce soutien tellement mérité.

Soulignons également l’engagement courageux des équipages, qui prennent des risques en côtoyant quotidiennement des personnels soignants directement en contact avec les malades.

Propos recueillis par Pierre Thouverez


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