La réalité virtuelle (RV) et la maquette numérique bénéficient d’un tel éclairage aujourd’hui qu’elles sont parfois considérées comme faisant partie des «nouvelles» technologies. Elles sont pourtant employées de longue date dans la grande industrie disposant des ressources financières adéquates, dont l’industrie navale. «Nous utilisons la réalité virtuelle depuis la fin des années 90, un premier «Cave» (ou cube immersif 3D, NDLR) ayant été mis en place sur notre site de Lorient, confirme Yves Dubreuil-Chambardel, de la direction de l’innovation et de la maîtrise technique au sein de Naval Group, anciennement DCNS (Direction des constructions navales). Ces salles de RV ont accompagné la généralisation de la maquette numérique, apparue pendant la conception des frégates Sawari 2. Dans un premier temps, elles ont aidé nos équipes d’ingénierie à aménager les locaux à l’intérieur des navires. Progressivement, elles deviennent aussi des outils de dialogue avec les clients, qui ont la possibilité de vérifier l’aménagement de la passerelle, la disposition des consoles… La phase d’industrialisation, en aval de la conception, en tire également parti : dans un environnement simulé, les préparateurs rédigent plus facilement les dossiers consacrés aux opérations de montage, destinés aux équipes de terrain.»
Le Cave s’est de même introduit au cœur de la chaîne de conception dans la filière automobile. En particulier chez Renault, l’un des précurseurs en matière de réalité augmentée (RA) et de RV, dont le fleuron se nomme Iris. Installé début 2013 au Technocentre de Guyancourt, Iris a coûté la bagatelle de trois millions d’euros et produit une image de 70 millions de pixels. «C’est un Cave à cinq faces équipés de projecteurs 4K Christie, décrit Andreas Kemeny, expert leader chez Renault. Trois Caves ont suivi, toujours à Guyancourt, et un autre a été monté en Roumanie. Ils répondent à une quinzaine de cas d’usage : design, architecture du véhicule, éclairage intérieur ou extérieur, ergonomie, etc. Dans un projet haut de gamme comme celui de la nouvelle Alpine, produite à quelques milliers d’exemplaires, les designers ont travaillé davantage dans les Caves que sur des prototypes physiques, pour des raisons de coût. Grâce à une image précise, à une colorimétrie optimale et à l’échelle 1:1, ils ont un aperçu fidèle de la qualité des finitions intérieures, de la texture des matériaux et de l’ergonomie du tableau de bord.» Andras Kemeny et ses équipes continuent leurs recherches sur l’aspect collaboratif et sur les techniques haptiques, faisant appel par exemple à un robot collaboratif (système LobbyBot).
Les casques RA/RV se démocratisent
Le Cave a accompli en quelque sorte un retour en grâce chez le constructeur automobile. «Le premier exemplaire au début des années 2000 n’offrait qu’une définition d’un million de pixels par face, insuffisante pour des applications avancées relative à la perception du design et à l’ergonomie, poursuit Andras Kemeny. Nous nous sommes alors tournés vers des casques, équipés de caméras, qui permettaient de comparer des données CAO d’un véhicule en cours d’étude avec l’architecture d’un véhicule existant, de marque Renault ou concurrente. C’était déjà de la réalité augmentée ou mixte. Cet outil, nommé MOER, a été déployé de 2004 à 2014, et s’est inséré dans les processus de développement des véhicules. Nous avions opté pour les casques SEOS 120 et nVisor SX111, qui coûtaient de 50 000 à 60 000 euros l’unité, ce qui restait moins cher qu’un Cave.» L’ordre de grandeur n’est plus du tout le même aujourd’hui : le casque de réalité mixte HoloLens de Microsoft, assorti d’une visière semi-transparente et capable de superposer des hologrammes 3D et le champ de vision réel, est commercialisé autour de 5000 euros pour la version pro. Grâce à l’impulsion des géants du numérique tels que Facebook, Google ou Microsoft, les casques et les lunettes de RV et de RA se démocratisent et percent dans les milieux professionnels et dans l’industrie, qui ne sont pas toujours leur destination prioritaire. A l’exception des lunettes HoloLens, lesquelles demandent à convaincre dans un cadre opérationnel. «Le potentiel est là, les limitations aussi, admet Andras Kemeny. Le champ de vision actuel de HoloLens, par exemple, n’est que de 20/30° et l’on souhaite davantage. Ce dispositif a l’avantage d’être autonome mais n’affiche en contrepartie qu’une centaine de milliers de polygones.»
En attendant qu’une deuxième version plus performante voie le jour, Renault expérimente HoloLens premier du nom dans un projet de formation pour le personnel travaillant sur les lignes d’assemblage. «La réalité augmentée peut faciliter l’implantation d’un robot ou d’un cobot puis l’apprentissage de son fonctionnement, avec comme objectif un gain de temps et d’efficacité», précise Andras Kemeny. Les lunettes HoloLens ont également fait l’objet d’une preuve de concept chez Naval Group. «Nous sommes assez convaincus que la RA a du sens pour l’assistance cognitive aux opérateurs qui interviennent sur site, dans la construction neuve ou dans l’entretien, confie Yves Dubreuil-Chambardel. Les tâches de montage sont effet très complexes, en particulier dans les navires militaires dont la densité d’équipements est énorme. La RA, en combinant des informations virtuelles et la vision réelle, peut aider l’opérateur à monter les pièces dans le bon ordre et à anticiper les possibles interférences avec d’autres équipements qui n’ont pas encore été installées dans la zone. L’enjeu est de réduire les erreurs, qui impliquent des reprises, des délais et donc des coûts supplémentaires. Etant donné que la vue filmée par la caméra peut être partagée avec un ingénieur distant, l’aspect collaboratif est également intéressant, dans la perspective de fournir un service de téléassistance à nos clients, c’est-à-dire les équipages à bord.» Quoi qu’il en soit, la technologie HoloLens n’a pas été jugée «totalement mature pour un environnement industriel.» Naval Group a engagé le projet-pilote d’un autre dispositif de RA, mise au point avec la société Diota (issue du CEA), reposant cette fois sur l’usage d’une tablette. «Cette solution est prévue pour accompagner les contrôleurs, qui vérifient que tous les équipements sont bien montés et au bon endroit, détaille Yves Dubreuil-Chambardel. La RA permet de constater les écarts entre la théorie et la réalité. Une tablette est suffisante car les contrôleurs n’ont pas besoin d’avoir les mains libres. Le test est réalisé en grandeur nature, à Lorient, sur une frégate en construction. Le déploiement opérationnel pourrait avoir lieu dès l’été prochain.»
Des données métier dans le champ de vision
La situation est comparable chez Alstom, où la RV fait presque partie des meubles, tandis que la RA tente de démontrer sa pertinence. «Leur système de RV interactive, sur un grand écran de 6 mètres de base, contribue depuis des années au prototypage, à la revue technique et de design et à l’exploration de nouvelles pistes en innovation» rappelle Christophe Chartier, PDG d’immersion, intégrateur spécialisé dans la RA et la RV. Cette PME bordelaise a également développé pour le constructeur de trains et de tramways un projet-pilote de réalité mixte, basé sur les HoloLens. Au programme : la configuration immersive, pour modifier instantanément les couleurs et les matières des sièges, et l’aide à la maintenance, grâce à laquelle l’opérateur découvre, en surimpression virtuelle dans son champ de vision, les chemins de câbles dans les wagons. Immersion a mis le même matériel en œuvre chez Renault Trucks, à des fins de contrôle qualité des moteurs. Les tests débuteront en janvier prochain, dans l’usine de Lyon. «L’enjeu est de superposer les données métier en 3D et l’image réelle du moteur pour que l’opérateur accomplissent sa tâche dans les règles de l’art, commente Christophe Chartier. Le processus gagne en agilité et en qualité. Les instructions ne sont plus listées sur une notice en papier mais s’inscrivent dans le champ visuel. En outre, l’opérateur va s’auto-former. La charge cognitive est supposée diminuer mais cet aspect demande à être éprouvé dans un contexte intensif, pour que l’on soit assuré qu’il est bien accepté par le porteur des lunettes.» Pour Christophe Chartier, il n’y a pas de doute : la réalité mixte est un pas supplémentaire vers l’usine du futur.
- Salle 3D immersive chez Alstom
Cet article se trouve dans le dossier :
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