Sur la table des négociations depuis 15 ans, la taxation carbone aux frontières européennes a fait l’objet d’un accord en décembre dernier. Le mécanisme va se mettre progressivement en place, obligeant à chiffrer et réduire les émissions de CO2 induites par l’importation de produits en Europe.
Passée relativement inaperçue fin 2022, une nouveauté européenne va avoir de l’effet sur les échanges internationaux et leur impact climatique : la mise en place d’un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF ou bien CBAM en anglais pour Carbon Border Adjustement Mechanism). Prévu pour se mettre en place progressivement, ce mécanisme va concrétiser un projet vieux de 15 ans. En effet, depuis 2006, la France a porté l’idée d’une taxation « carbone » des produits importés en Europe. Cette taxe aux frontières était imaginée pour donner un coût au CO2 émis dans les pays hors de l’Union, alors qu’à l’époque, l’Europe démarrait justement son marché carbone interne, le fameux ETS (European Trading Scheme). Nicolas Sarkozy avait défendu l’idée plusieurs fois, avec l’argument que « ceux qui produisent sale doivent payer », et surtout pour que les industriels européens ne se retrouvent pas trop défavorisés face à la concurrence mondiale moins contrainte par ce type de réglementation environnementale.
Risque de fuites de carbone
Comment va fonctionner ce mécanisme d’ajustement carbone aux frontières ? Pour le comprendre, il faut revenir à la façon dont l’ETS est structuré et a évolué pour devenir le marché carbone le plus ambitieux du monde – il couvre 39 % des émissions de l’Union européenne – et celui où le niveau de prix du carbone est le plus élevé. « Créé en 2005, l’ETS fait émerger un prix du carbone en deux temps. Il y a tout d’abord une allocation initiale de quotas de CO2 pour chaque entité soumise à l’ETS : cette allocation a d’abord été gratuite et ensuite elle est passée par une mise aux enchères, ce qui a créé le prix du marché primaire. Ensuite, il y a une allocation finale lors des échanges de quotas entre participants, selon qu’ils en ont trop ou pas assez par rapport aux émissions de gaz à effet de serre qu’ils doivent compenser, ce qui génère le prix du marché secondaire » explique Marc Baudry, professeur des universités et responsable du pôle « tarification du CO2 et innovation carbone » à la Chaire Économie du climat. Si on regarde l’ensemble des industriels soumis à l’ETS, chaque transfert sur ces marchés a un coût, en plus du coût d’abattement, c’est-à-dire celui de l’effort pour réduire ses émissions. Pour limiter ces coûts, une partie peut être répercutée sur les consommateurs. Si ce n’est pas possible, notamment en cas de forte concurrence internationale, le système prend le risque de voir apparaître des « fuites de carbone » : on nomme ainsi principalement les phénomènes de délocalisation des industriels dans des pays non soumis à la contrainte carbone, et l’achat de produits importés moins cher depuis ces mêmes pays. Mais il en existe d’autres formes détaillées par Marc Baudry et Aliénor Cameron dans un article récemment publié par ces deux chercheurs de la Chaire Économie du Climat.
« Sans coordination internationale, ces fuites de carbone réduisent l’efficacité de la politique climatique de l’Union européenne. L’allocation gratuite des quotas a limité ce risque de fuites, en particulier les délocalisations, durant la phase II (2008-2012) et la phase III (2013-2020) de l’ETS. Mais désormais, en phase IV (2021-2030), avec les enchères de quotas et l’augmentation des objectifs climatiques, le marché a regagné en crédibilité et on voit le prix spot varier autour de 80 €/tCO2. Le risque de fuites devient plus grand, il y a donc besoin de ce mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, et de réfléchir au maintien de la compétitivité des industriels européens » analyse Anna Creti, professeure titulaire à l’université Paris Dauphine et directrice de la Chaire Économie du climat.
Respecter les règles de l’OMC
Si la mise en place du MACF a été si longue, c’est parce que le mécanisme corrige directement les termes des échanges commerciaux, se mettant ainsi en danger vis-à-vis de l’Organisation mondiale du commerce. Pour être compatible avec les règles de l’OMC, le mécanisme doit donc créer une contrainte sur les produits sans viser des pays en particulier. Il ne doit agir que sur les importations sans créer de subventions à l’export pour les entreprises européennes, et il doit s’assurer que la régulation touche autant les produits locaux du marché intérieur européen que les produits importés.
Pour se plier à ces règles, le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières va :
- mettre progressivement fin aux allocations gratuites de quotas dans l’ETS pour n’avoir plus que des enchères à terme (voir schéma) ;
- couvrir les importations d’un premier panel de secteurs déjà soumis à l’ETS (engrais, aluminium, sidérurgie, ciment, électricité, hydrogène) avant de l’élargir à d’autres ;
- demander aux entreprises concernées hors Europe de comptabiliser les émissions de gaz à effet de serre par unité de produit importé durant la période transitoire 2023-2025 ;
- faire payer à ces mêmes entreprises le prix du contenu carbone des produits importés en Europe lors de la période suivante (2026-2035). Ce ne sera pas un tarif douanier soumis à un pouvoir discrétionnaire, car le niveau de prix sera celui constaté sur le marché spot de l’ETS.
Suite au Green Deal et au lancement des réformes du paquet Fit for 55 par la Commission européenne, le MACF est sur les rails et la phase transitoire devrait réellement démarrer en octobre 2023. Plusieurs aspects seront à surveiller. Si les entreprises hors UE soumises au MACF n’ont pas à acquérir de quotas sur l’ETS, elles doivent néanmoins bien comptabiliser leurs émissions, ce qui exigera une certaine rigueur (benchmark, contrôle). Se pose aussi la question du « reshuffling », c’est-à-dire un report des fuites de carbone en aval des chaînes de valeur : il pourrait s’agir, par exemple, d’une baisse des importations d’acier soumise au MACF en les reportant sur des importations de produits finis (comme de la tuyauterie) qui, eux, n’y sont pas soumis. « Il est anticipé d’imaginer ce phénomène, pour lequel on pourra concevoir des mécanismes complémentaires si besoin. Il me semble plus important de jauger l’impact du MACF sur les plus petits pays en développement : le cas échéant, en vertu du principe des responsabilités communes, mais différenciées de l’Accord de Paris, on pourrait consacrer une partie des revenus du mécanisme au fonds d’aide à la décarbonation des pays en développement » précise Anna Creti. Et la spécialiste d’ajouter qu’il faut avant tout voir l’aspect positif du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières : il va inciter les entreprises hors UE à réduire le contenu carbone de leurs produits d’ici 2026 ; et, en mettant fin aux allocations gratuites de l’ETS, il va pousser à l’accélération de la décarbonation dans l’Union européenne.
Réagissez à cet article
Vous avez déjà un compte ? Connectez-vous et retrouvez plus tard tous vos commentaires dans votre espace personnel.
Inscrivez-vous !
Vous n'avez pas encore de compte ?
CRÉER UN COMPTE