La start-up française Sweetch Energy, basée à Rennes, a brisé ce plafond de verre. En effet, les trois créateurs de Sweetch Energy, Bruno Mottet, Pascal Le Melinaire et Nicolas Heuzé, sont parvenus à faire monter à l’échelle le phénomène de diffusion nano-osmotique, mis en évidence par une équipe du CNRS en 2013. Son exploitation a permis à la start-up de produire des membranes aux performances décuplées. Une rupture technologique, qui permet à Sweetch Energy de préparer la mise en service, dans les mois qui viennent, d’une installation pilote sur les rives du Rhône, de production d’électricité issue de l’énergie osmotique, à grande échelle.
Le directeur général de Sweecht Energy, Nicolas Heuzé, a retracé pour les Techniques de l’Ingénieur le cheminement de cette aventure entrepreneuriale, de la découverte scientifique d’un phénomène physique à son exploitation industrielle, dans le contexte de la transition énergétique.
Techniques de l’Ingénieur : Pourquoi l’énergie osmotique est-elle si difficile à exploiter ? Quel est son potentiel ?
Nicolas Heuzé : Cela fait plus de 70 ans que l’on cherche à exploiter l’énergie osmotique pour produire de l’électricité. Tout d’abord parce que c’est une source d’énergie massivement présente à l’état naturel, et qui permet de mettre en place des installations de production électrique flexibles.
Pour capter cette énergie et la transformer, il y a eu beaucoup de travaux académiques et industriels autour de technologies de membranes, avec une première génération de technologies qui s’appelait la PRO : ce sont des membranes semi-perméables qui laissent passer de l’eau pour générer une pression dans un compartiment et engager une turbine. C’est une approche très mécanique de la production d’électricité. La faiblesse de ce genre de système est la rentabilité, notamment parce que les membranes ne sont pas assez performantes et sont très chères.
Depuis une trentaine d’années, un autre procédé, physico-chimique, avec une membrane sélective, trie les anions et les cations, pour produire de l’électricité à l’aide d’électrodes, à l’image des procédés utilisés dans les batteries. Là aussi, on a besoin de membranes sélectives, mais comme pour la PRO, la performance des membranes disponibles n’était pas suffisante : elles sont sélectives, mais leur puissance est trop faible, autour 0,5 W/m², et un prix de plusieurs centaines d’euros par mètre carré de membrane. Le principe fonctionne, mais le coût des membranes empêche un déploiement à grande échelle.
Comment êtes-vous parvenu à lever ces freins ?
Nous avons mis au point une membrane totalement nouvelle. Tout est parti d’un article publié dans Nature en 2013 par Lyderic Bocquet et son équipe du CNRS, dans lequel ils constatent que dans un nanotube en nitrure de bore, ils parviennent par pression osmotique à générer des courants ioniques gigantesques. Pour résumer, ils ont réussi à sélectionner les ions de manière beaucoup plus rapides que ce que font les membranes traditionnelles : ce phénomène s’appelle la diffusion nano-osmotique.
Le principe de la diffusion nano-osmotique est le suivant : au niveau du nanomètre sont mis en jeu des phénomènes de surface liés à la charge des matériaux utilisés et à leur nature. Ce phénomène permet la sélectivité des ions, mais en laisse passer beaucoup plus qu’une membrane classique, dont la maille est de l’ordre de l’angström.
Cette publication nous a beaucoup intrigué, Bruno Mottet, Pascal Le Melinaire et moi-même, car cela laissait entendre que si nous parvenions à mettre en oeuvre ce phénomène de diffusion nano-osmotique dans des membranes à plus grande échelle, il était possible d’obtenir une densité de puissance suffisamment élevée pour rendre rentable l’exploitation de l’énergie osmotique. La création de Sweetch Energy en 2015 a comme origine la volonté de passer à l’échelle industrielle ce phénomène, pour mettre au point de nouvelles membranes plus performantes.
Comment s’est déroulée cette phase de passage à l’échelle ?
La problématique a consisté à monter ce phénomène de diffusion nano-osmotique à l’échelle en effet, mais pas que. Il fallait le faire dans des membranes qui ne coûtent pas cher, et à l’aide de biomatériaux. Ce sont les critères que nous nous étions fixés.
Nous avons passé quatre ans à développer cette nouvelle membrane, et mis au point une preuve de concept fin 2020, avec une membrane qui a les caractéristiques suivantes : une densité de puissance vingt fois supérieure aux membranes déjà existantes. Fabriquée avec un matériau biosourcé, elle coûte dix fois moins cher à produire que les membranes existantes.
Ces caractéristiques nous ont permis d’imaginer une production d’énergie électrique osmotique à grande échelle et à prix compétitif, ce qui est notre objectif de départ.
Où en êtes-vous aujourd’hui ?
Depuis près de trois ans, nous avons démarré la mise à l’échelle de la technologie, qui va aboutir au démarrage d’un premier site pilote à l’embouchure du Rhône, sur le site de Barcarin sur la commune de Port-Saint-Louis. C’est un site idéal pour tester cette technologie, car il y a une coupure nette entre l’eau douce et l’eau salée. Les travaux pour construire l’installation se déroulent actuellement, pour une mise en service courant 2024.
Nous sommes en partenariat avec la compagnie nationale du Rhône pour mettre au point le démonstrateur et plus généralement pour déployer l’énergie osmotique sur le Rhône, qui est le plus gros gisement naturel d’énergie osmotique en France, avec près de 500 mégawatts de potentiel d’installation.
Nous avons aussi un partenariat avec EDF hydro, et des projets en France métropolitaine et en outre mer.
Plus généralement, nous avons une activité assez large aujourd’hui, entre la mise au point des générateurs osmotiques, leur industrialisation à venir, l’identification et le développement de projets osmotiques.
Vous êtes également très largement impliqués dans le déploiement à venir de la filière industrielle de production d’énergie osmotique.
En effet. Dans l’optique du déploiement de cette nouvelle filière industrielle centrée sur la production d’énergie osmotique, nous avons besoin de travailler sur la réglementation : nous avons ainsi, ces derniers mois, contribué à faire entrer l’énergie osmotique dans la nouvelle directive européenne sur les énergies renouvelables RED III.
Nous participons donc à la mise en place d’une nouvelle filière, avec nos partenaires en France et en Europe.
Plus largement, comment peut s’inscrire l’énergie osmotique dans le paysage des énergies renouvelables à l’avenir ?
Les prochaines générations d’énergies renouvelables, dont fait partie l’énergie osmotique, doivent selon toute évidence être totalement décarbonées, venir pallier les limites des énergies renouvelables traditionnelles de par leur flexibilité et leur permanence, et démontrer une acceptabilité en termes de paysage. On voit aujourd’hui que cette acceptabilité peut être un frein au déploiement massif de certaines technologies renouvelables.
Travaillez-vous au développement d’autres applications utilisant les membranes que vous avez mises au point ?
Notre technologie peut permettre de produire de l’hydrogène, directement sans apport d’électricité extérieure. Il y a aussi la possibilité d’exploiter d’autres sources d’énergie osmotique, sur les sites industriels par exemple, via la génération de gradients de salinité, pour exploiter les chaleurs perdues basse température. Cette piste fait l’objet d’un programme financé par l’Europe, qui a octroyé à Sweetch Energy une subvention de 2,5 millions d’euros pour travailler sur le sujet.
Enfin, il y a aussi des applications potentielles dans tout ce qui touche au traitement de l’eau, et plus généralement sur toutes les applications faisant appel à des membranes.
Propos recueillis par Pierre Thouverez
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