Des constellations de débris satellitaires, des colonies terriennes sur Mars, ou encore des touristes extra-atmosphériques… L’espace ne cesse de s’élargir, avec lui les applications spatiales, et on peut en dire tout autant des questions éthiques qu’il suscite !
L’homme désormais le plus riche au monde, Elon Musk, veut conquérir Mars à l’horizon 2026. Et bien que sa fortune de 209 milliards de dollars le démarque certainement, le CEO de SpaceX et de Tesla est loin d’être le premier à rêver de colonisation spatiale. Et la planète rouge n’est pas une star solitaire ! La possibilité de s’établir un jour sur la Lune est discutée depuis le 16ème siècle, lorsque, en 1640, le Dr. John Wilkins avait imaginé des chariots ailés comme modes de transports galactiques.
Il faut admettre que nos fusées ne volent pas à tire-d’aile… Et pourtant, nous sommes plus près que jamais de la terraformation des corps célestes. Tellement qu’il faut peut-être freiner un peu et prendre le temps pour contempler les étoiles. Réfléchir. Se poser des questions. Songer aux problématiques éthiques qui découlent de telles ambitions.
Techniques de l’Ingénieur a interrogé Jacques Arnould, expert éthique au CNES. Jacques Arnould a publié chez les éditions Techniques de l’Ingénieur la ressource documentaire L’éthique de l’espace.
Techniques de l’Ingénieur : Comment définir l’éthique de l’espace ?
Jacques Arnould : La spécificité des interrogations éthiques liées aux activités spatiales est qu’elles s’intéressent à deux types d’activités : l’exploration de l’espace et l’exploitation de l’espace au profit des terriens. Les questions générales sont : quels sont les buts ? Quels sont les moyens mis en place ? Et quelles seraient les conséquences positives ou négatives ? En résumé : le pourquoi, le comment et l’après.
Considérez-vous l’éthique de l’espace comme une discipline à part entière ?
Je n’oserais pas dire que c’est une discipline. Mais je constate qu’il y a un nombre croissant d’universitaires qui intègrent l’éthique de l’espace dans leurs travaux. Ils la considèrent donc comme un véritable sujet de travail.
Depuis une vingtaine d’années, la place de l’éthique dans l’ingénierie a beaucoup changé, mais sur Terre, pas concernant l’espace ! Dans le milieu spatial proprement dit, on peut faire mieux.
Mais j’observe une sensibilité éthique croissante. Au CNES, je participe à des projets de plus en plus nombreux, dont beaucoup d’études prospectives.
Pourquoi est-il important d’inscrire la réflexion éthique dans le domaine spatial ?
L’éthique pour moi est une posture d’interrogation. C’est une posture d’ingénieur : avant de démarrer un projet, un ingénieur doit se poser les questions sur les objectifs et les conséquences. Il faut qu’il soit responsable. Au CNES, nous n’avons pas attendu la création du poste d’expert éthique pour poser ces questions.
Or, parfois, il arrive que ces questions soient posées sur le tard. Peut-être qu’on a oublié de poser ces questions, ou peut-être qu’on n’a pas eu le temps… Le rôle de l’expert éthique est donc d’émettre des interrogations pour aider les ingénieurs à aborder ces questions.
Un exemple avec les astronautes : est-il d’abord convenable d’envoyer des humains dans l’espace ? Une question qui se pose d’autant plus aujourd’hui, puisqu’en ce moment cela déborde un peu dans tous les sens avec des spots publicitaires pour des voyages touristiques dans l’espace !
Chose intéressante, ces doutes et questions nous ramènent à une question ancienne pour nous en tant qu’organisme public : pourquoi envoyer des gens dans l’espace ? Pour quelles missions avons-nous besoin d’envoyer des astronautes dans l’espace ? Si on n’a pas de réponse, cela signifie qu’il vaut mieux ne pas commencer la mission et ne pas débuter le recrutement des astronautes.
Et si on ignorait éternellement ces questions ?
Nous nous rendons compte que nous ne pouvons pas ignorer ces questions qui doivent se poser régulièrement : pourquoi des vols habités, ou encore pourquoi un espace militaire ? Si nous évitons ou ignorons les questions du développement de ces pans du spatial, nous allons nous retrouver en état d’apesanteur, sans fondement et sans raison d’être, dans le vide.
Il faut que ces interrogations soient un exercice permanent. Surtout quand on est un organisme public : ce serait grave de ne pas savoir dire ce qu’on fait. Il faut formuler des questions et essayer d’y apporter des réponses. Je parlais plus tôt de spots publicitaires, par exemple : peut-on accepter de tourner de la pub dans l’ISS ?
Il faut trouver des fondations à ce que nous faisons. En m’aidant de mon expérience et de mon expertise, je donne matière à penser à mes collègues et c’est à eux de prendre des décisions.
Est-ce que les débris spatiaux font partie des questions abordées tardivement ?
C’est une question très intéressante et assez compliquée, qu’il faut aborder avec précaution. Dès le lancement de Spoutnik 1 en 1957, les experts savaient que le satellite allait rester dans les airs et qu’il lui fallait beaucoup de temps pour descendre. Sauf qu’on ne s’attendait pas à une telle augmentation massive des activités spatiales, et donc à autant de débris.
Les spécialistes ne s’en rendent compte que depuis les années 80 et essaient de se projeter dans l’avenir. Mais les humains sont d’abord responsables de leur milieu proche. L’écologie est d’abord proche et petit à petit elle se développe au-delà. L’espace, lui, est très loin. Sur Terre, on rencontre des difficultés à appliquer la taxe carbone, ce qui nous laisse penser que dans l’espace cela ne va pas être plus simple !
Car il y a des enjeux économiques aussi : il y a des pressions économiques qui dissuadent de garder du carburant pour désorbiter le satellite et l’éloigner, puisque ce serait trop coûteux. Les débris de satellites sont un réel danger potentiel et c’est aussi un indicateur de la manière dont nous sommes collectivement responsables d’un projet.
Et les solutions sont complexes car elles aussi sont coûteuses : un grand coup de balais ou de filet n’est pas possible ! La solution la plus accessible est d’anticiper : il faut, dès le début du projet, faire en sorte que tous les éléments du satellite restent attachés, afin de ne faire qu’un seul débris et ainsi limiter les réactions en chaîne.
L’éthique pose-t-elle des remparts à la colonisation spatiale ?
Concernant la colonisation de Mars, Elon Musk n’est pas près d’y installer 1000 personnes. Les juristes doivent encore réfléchir à la mise en place d’une telle opération en prenant en compte les lois en vigueur et les propos politiques actuels.
Quant à la réflexion éthique, tout revient à la question « à qui appartient l’espace ? ». Il nous faut retrouver les principes éthiques fondamentaux, retrouver cet esprit que les pionniers de la conquête spatiale ont voulu insuffler dans leurs projets. C’est-à-dire les idées selon lesquelles l’espace devrait être un bien commun, l’accès à l’espace libre et qu’on ne peut pas se l’approprier. Cet esprit est mis à mal et bousculé par des projets de colonisation d’entreprises privées.
Mais ces principes éthiques fondamentaux datent d’il y a 60 ans. Il faut donc savoir comment les utiliser dans le contexte actuel. Il nous faut prendre en compte la situation générale de la Terre, les techniques employées, l’autonomie possible des colonies envoyées… Et évidemment, le « pourquoi ». Est-ce que Mars est un plan B pour les terriens ? La plupart des spécialistes s’accordent à dire que ce n’est pas le cas, et que Mars ne pourrait supporter qu’une petite colonie.
Pour moi, la colonisation de Mars est surtout la copie martienne d’une question terrestre : pourquoi, sur Terre, les ressources en eau et en pétrole ne font-elles pas partie du patrimoine humain ?
Et si on trouvait un jour des traces de vie sur Mars. Qu’est-ce que cela changerait à nos réflexions éthiques ?
Dès les années 1960, l’astronome Carl Sagan s’était posé la question : que ferait-on si on trouvait des traces de vie simples ou fossiles sur une autre planète ? Deux camps opposés apportent leurs réponses. Pour le camps des verts, il faut s’installer sur place pour étudier et conserver ces formes de vie dans l’espoir que, en les intégrant et en les envahissant, elles serviront à développer la vie sur cette planète pour la transformer en un espace vert ; vient ensuite le camps des rouges pour qui il faut tout arrêter, sanctuariser cette planète et rentrer sur Terre.
Une possibilité différente est aussi à considérer : et si ces formes de vie parvenaient à notre planète Terre ? Je pense aux sondes qui retournent sur Terre une fois leurs voyages spatiaux achevés. Imaginons que nous ramenons des échantillons martiens contenant des traces de vie microscopiques. Il faudra alors d’abord prendre toutes les mesures nécessaires pour ne pas mettre la population terrestre en danger.
Toutefois, cette question très importante reste difficile à aborder car nous ne connaissons pas encore ces potentielles formes de vies et nous ne savons donc pas quels risques elles peuvent représenter. Toujours est-il qu’il faut au moins poser la question et la faire exister. C’est un premier pas vers l’avant. Et le jour où la question se posera réellement, on aura alors déjà avancé.
Existe-t-il des institutions qui définissent des règles pour l’éthique de l’espace ?
En France, le CNES est la structure publique centrale dont la mission est d’élaborer les propositions et les soumettre au gouvernement pour mettre en oeuvre des programmes spatiaux ; nous réalisons cela en collaboration avec des acteurs scientifiques et industriels, avec le secteur de la défense aujourd’hui plus présent que jamais, avec la sphère politique, mais aussi avec toute la société française, qui joue un rôle au travers de l’éducation, et avec aussi le monde culturel.
Au niveau international, les Nations Unies disposent du COPUOS (Committee on the Peaceful Uses of Outer Space), structure comportant un bureau des affaires spatiales situé à Vienne. Au sein du COPUOS siègent des délégations de tous les pays engagés dans le spatial. Celles-ci se réunissent plusieurs fois par an pour discuter de problématiques aux dimensions techniques et juridiques.
Une telle structure a à la fois des qualités et des défauts. D’un côté, elle permet la rencontre et le débat entre de nombreux acteurs internationaux ; d’un autre côté, elle peut être extrêmement lourde à gérer et lente à s’activer.
Mais les Nations Unies abritent aussi des groupes de réflexions, en dehors du COPUOS, qui s’intéressent à l’éthique de l’espace.
Une autre structure est le COSPAR (Committee on Space Research). Elle est basée à Paris et a été fondée par le Conseil international pour la science. Son bureau permanent s’intéresse à la gestion des programmes scientifiques dans l’espace et leurs dimensions politiques.
On parle beaucoup d’aspects politiques et rarement d’éthique. Il est encore difficile d’introduire le mot « éthique » dans les débats…
Propos recueillis par Intissar El Hajj Mohamed.
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