Calaisis, Boulonnais, Audomarois… Il y a un mois, une partie de ces régions historiques et naturelles du département du Pas-de-Calais – ainsi que plusieurs communes du Nord – se retrouvaient sous les eaux, souvent pour plusieurs jours, parfois pendant de longues semaines. Selon le bilan établi par la préfecture du département, rapporté par la gendarmerie nationale, 262 communes, 6 000 habitations, 290 commerces et entreprises, ainsi que 53 exploitations agricoles ont ainsi été touchés par ces inondations, qui si elles ne sont pas sans précédent – comme le souligne à juste titre Le Monde –, restent toutefois d’une ampleur majeure.
La faute, tout d’abord, aux tempêtes Ciaran et Domingos, qui ont fait s’abattre sur les Hauts-de-France en l’espace de quelques jours, autant de pluie qu’il n’en tombe en moyenne en trois ou quatre semaines, selon La Chaîne Météo, citée par Le Figaro. À ces évènements météorologiques ponctuels de forte intensité se sont, en outre, ajoutées des précipitations quasi continues au cours des jours et semaines suivantes. Sur la seule période du 1er au 20 novembre, le littoral du département a ainsi eu à faire face à des cumuls de pluie flirtant par endroit avec les 270 mm. Des niveaux qui font pour la plupart figure de records, au moins pour les deux dernières décennies. Sur l’ensemble du mois de novembre, la station de Boulogne a par exemple enregistré un cumul de précipitations de près de 317 mm, contre un précédent record de 304 mm, établi en 2000. Même chose au Touquet, où un total de près de 318 mm de pluie a été mesuré en ce mois de novembre 2023, contre un peu plus de 269 à la même période en 2009.
Pas entièrement absorbée dans les sols par infiltration – nous y reviendrons –, une partie de cette pluie a ruisselé depuis les crêtes des bassins versants jusqu’aux exutoires en fonds de vallées, faisant naturellement grimper les niveaux de ces cours d’eau. L’Aa, la Canche, la Liane ou encore la Hem, ont donc fini par sortir de leur lit mineur pour s’étendre dans leur lit majeur, inondant ainsi les plaines environnantes.
Au vu de l’ampleur du phénomène, une question a rapidement fait la une de nombreux médias, locaux et nationaux, « Pourquoi ? » : Quelles sont les raisons qui peuvent expliquer des crues d’une telle importance, des inondations d’une telle ampleur et d’une telle durée ? Et surtout pourquoi autant de dégâts matériels ?
Sur ce dernier point tout d’abord, un élément de réponse est à juste titre rappelé par la Préfecture du Nord : « Le lit majeur fait partie intégrante de la rivière. En s’y implantant, on s’installe donc dans la rivière elle-même. […] En zone inondable, le développement urbain et économique constitue l’un des principaux facteurs aggravants par augmentation de la vulnérabilité. »
Quant aux origines plus fondamentales de ces crues et des inondations qu’elles ont provoquées, plusieurs aspects sont à prendre en compte.
À question simple, réponse complexe
Le premier d’entre eux est le climat. Si l’intensité des tempêtes et des périodes pluvieuses qui les ont suivies est pour l’heure difficile à relier de manière formelle avec les bouleversements climatiques actuels, comme l’analyse par exemple Reporterre, la longue période de sécheresse connue par la région plusieurs mois auparavant – phénomène dont la recrudescence peut cette fois bel et bien être attribuée au réchauffement global – a sans nul doute joué un rôle dans la survenue de ces crues.
Comme l’explique sur l’antenne de BFM Grand Lille le géologue Francis Meilliez, professeur émérite à l’Université de Lille et directeur de la Société Géologique du Nord, tels une éponge desséchée, les sols très secs n’ont pu, d’emblée, absorber la pluie arrivée de manière soudaine. « Une éponge qu’on laisse se dessécher n’est pas capable de jouer immédiatement son rôle quand on la remet en présence d’eau […] c’est pareil pour les sols », illustre Francis Meilliez. Au fil des jours, les sols ont toutefois fini par se gorger d’eau, jusqu’à saturation, amplifiant ainsi le phénomène de ruissellement depuis la crête de l’Artois. Un élément du relief local qui nous amène à un autre aspect de l’explication, d’ordre topographique, qu’éclairent deux universitaires lillois interrogés par Le Monde et La Voix du Nord : « Dans certaines zones [un cours d’eau] peut se retrouver “topographiquement piégé” », explique Jama El Khattabi, hydrogéologue à Polytech Lille. Dans le Boulonnais, « le relief monte à un peu plus de deux cents mètres, il n’y a pas de zone à forte pente », explique à son tour l’hydrogéologue Arnaud Gauthier, professeur à l’Université de Lille.
Outre ces aspects liés au relief, la nature des sols a elle aussi joué un rôle dans la survenue de ces inondations : par endroit très argileux, ils ont en effet pu jouer un rôle de barrière imperméable, empêchant – ou du moins freinant très fortement – l’infiltration de l’eau accumulée lors de la crue. « Les sols sont par exemple très peu perméables au sein de la boutonnière du Boulonnais, là, justement, où ont été observés les maxima de précipitations », analysait le géologue Francis Meilliez sur le plateau de BFM Grand Lille le 16 novembre dernier.
Naturelle sur une partie du territoire touché, l’imperméabilité des sols est aussi, à d’autres endroits, le résultat de l’action humaine, comme l’explique Francis Meilliez : « L’imperméabilisation des sols [d’origine humaine] – voiries, parkings… – se cumule avec les autres raisons [évoquées précédemment] ». Une influence des activités humaines qui va d’ailleurs au-delà de ce seul aspect, comme le note la Préfecture du Nord : « Les aménagements (activités, réseaux d’infrastructures…) modifient les conditions d’écoulement (imperméabilisation et ruissellement), tout en diminuant les champs d’expansion des crues. Sur les cours d’eau, les aménagements (pont, enrochement…) et le défaut chronique d’entretien de la part des riverains aggravent l’aléa ».
Et quand même bien l’eau parvient à s’infiltrer à la faveur d’une nature des sols différente qui les rend plus perméables, un autre phénomène peut prendre le relais : la remontée des nappes d’eau souterraines. Faisant d’ordinaire plutôt craindre une baisse trop importante de leur niveau, en période de sécheresse, les nappes ont en effet, cette fois, largement bénéficié des conditions météorologiques, en se rechargeant à la faveur des précipitations. « Avec ces pluies longues et intenses, on observe de fait une forte remontée des nappes dans le Pas-de-Calais », rapporte Libération, reprenant les explications apportées par l’hydrogéologue Florence Habets sur le réseau social X. « Près de Saint-Omer, à Blendecques, la nappe est affleurante : elle déborde », observait ainsi le 12 novembre la directrice de recherche au CNRS. « Si les nappes se sont bien rechargées et vont pouvoir par endroit continuer à le faire, le problème, c’est qu’elles vont aussi contribuer à faire durer l’inondation. […] Parce qu’on l’oublie souvent, mais les nappes contribuent aux débits des rivières toute l’année, avec des flux plus importants en hiver qu’en été. […] dans ces régions avec des nappes parfois très capacitives, cela peut faire durer l’inondation », analysait ainsi l’experte.
Enfin, un dernier élément de réponse est à chercher dans la nature même d’une partie du territoire touché par ces inondations : les wateringues, 100 000 hectares de terres gagnées sur la mer par l’être humain, aujourd’hui maintenues hors d’eau à grand renfort d’ouvrages hydrauliques, tels qu’une centaine de stations de pompage, qui s’ajoutent à un vaste réseau de canaux et de fossés (les watergangs). « Du 1er au 14 novembre 2023, l’Institution Intercommunale des Wateringues a évacué en gravitaire et par pompage plus de 150 millions de mètres cubes d’eau », indique ce syndicat mixte en charge, notamment, de la réalisation et de la gestion des ouvrages permettant l’évacuation des eaux vers la mer. Des ouvrages qui ont donc, malgré leur ampleur, rencontré leurs limites en ce mois de novembre 2023.
Pallier… ou prévenir ?
À l’aune de cette réponse – pour le moins complexe et multifactorielle – à la question a priori simple du « pourquoi » de ces inondations, émerge naturellement une autre interrogation : celle du « comment ». Comment éviter que de tels évènements ne se reproduisent à l’avenir, ou du moins, comment en limiter les dégâts ? Des dégâts qui vont d’ailleurs bien au-delà des seules atteintes aux biens et aux infrastructures, avec notamment des risques de pollution des sols et terres cultivables, des nappes ou encore des cours d’eau…
Pour faire face à de tels phénomènes naturels, en outre sensiblement renforcés, on l’a vu, par des facteurs anthropiques, des aménagements peuvent être mis en place, notamment des bassins de rétention, qui permettent « de diminuer les débits de pointe en servant de “zone tampon” aux eaux pluviales avant leur déversement dans le milieu récepteur ». Certes efficaces dans bien des cas, ils peuvent toutefois atteindre leurs limites dans certaines situations, et ne font, en outre, que pallier un processus contre lequel il serait pourtant possible de lutter à la source, notamment en restaurant les zones humides, propices à l’infiltration. En somme, prévenir plutôt que guérir, ou pire, panser une jambe de bois…
« Tout ce qui favorise l’infiltration dans l’écosystème et les sous-sols pour recharger les nappes mérite d’être envisagé. Cela suggère de limiter l’artificialisation des sols, de planter des haies… Toutes les solutions qui sont fondées sur la nature sont favorables. Une bonne adaptation serait d’encourager l’agriculture à migrer vers un système plus soutenable », explique ainsi à nos confrères de La Voix du Nord, dans un article consacré à la préservation de la ressource en eau, Gonéri Le Cozannet, ingénieur au Bureau des recherches géologiques et minières (BRGM) et contributeur du 6e rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) sur les impacts, l’adaptation et la vulnérabilité au changement climatique en Europe.
La question – épineuse – de la présence actuelle, mais aussi de la construction future, de bâtiments en zones inondables se pose également. Comme l’explique le géologue et directeur de la Société géologique du Nord Francis Meilliez auprès de nos confrères de France 3 : « Les promoteurs et les constructeurs doivent intégrer cette problématique. Je pense qu’aujourd’hui il ne faut plus tourner autour du pot. Il faut réfléchir aux milieux dans lesquels on s’installe avant de construire ». Et le professeur émérite de conclure : « Regardez où sont les maisons les plus anciennes, elles ne sont jamais dans les fonds de vallée. Depuis les années 1950, on s’est affranchi de la simple observation de la nature. On s’est dit qu’avec la technologie on pouvait faire ce qu’on veut… Mais l’eau a toujours raison, ça n’est qu’une question de temps ».
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