La crise épidémique de coronavirus qui a débuté en février 2020 a bien évidemment été un défi pour Mersen en termes d’adaptation et d’organisation, mais la stature internationale du groupe lui a permis de maintenir l’activité, en s’adaptant aux contextes sanitaires locaux.
Luc Themelin, directeur général de Mersen, s’est livré à Techniques de l’Ingénieur sur la manière dont le groupe a géré cette période particulière, dont nous ne sommes pas encore sortis, et sur les ingrédients, en termes de savoir-faire, de transmission, et de vision, qui permettent à l’entreprise d’afficher une telle solidité.
Techniques de l’Ingénieur : Il y a bientôt un an, le monde entier se confinait, avec des timings et des restrictions différents selon chaque pays. Comment le groupe Mersen a-t-il vécu cette période ?
Luc Themelin : Nous sommes un groupe mondial, avec 53 sites à travers le monde, et des usines de tailles très différentes, dans 35 pays. Chronologiquement, tout a commencé par la mise en place du confinement en Chine, en février 2020. Nous réalisons 30% de notre chiffre d’affaires en Asie, environ 14% en Chine. L’épreuve pour nous a donc débuté à ce moment-là.
Depuis, nous avons en réalité vécu cinq ou six confinements, par vagues successives, au gré des stratégies sanitaires des pays dans lesquels nous sommes implantés. Chaque pays a eu sa propre gestion, même si au niveau européen les stratégies et les timings des pays ont été très similaires.
Quand le confinement chinois a été mis en place en février 2020, certains de nos collaborateurs sur place ont fait face à l’impossibilité de revenir chez eux après les vacances, car le gouvernement avait mis des régions entières en quarantaine. Nous nous sommes donc retrouvés avec des usines en partie vides pendant quelques jours. Seuls les salariés habitant sur place étaient en capacité de venir travailler, mais beaucoup étaient partis en vacances, et donc dans l’impossibilité de revenir.
Ils sont rentrés au fur et à mesure, par vagues, et à la fin du mois de février tout le monde était de retour. S’est alors posé le problème des masques, qui étaient difficiles à trouver sur place : nous avons dû en organiser l’envoi depuis la France pour équiper les ouvriers de nos usines chinoises. Cela n’est pas allé sans quelques difficultés, puisque le gouvernement chinois avait un grand besoin de stock et préemptait tous les masques envoyés… Nous nous sommes débrouillés en les envoyant par petits paquets aux adresses personnelles des dirigeants de nos usines sur place. L’inverse s’est également produit, puisqu’au mois de juin 2020, la Chine a envoyé des masques pour équiper les usines françaises de Mersen, masques qui ont été préemptés à leur tour par les autorités françaises à la douane…
Pensiez-vous, en février 2020, que la situation pouvait toucher l’Europe, alors épargnée par l’épidémie ?
La situation chinoise nous a fait comprendre que si l’épidémie s’étendait à l’Europe, nous allions faire face à une situation compliquée. A ce moment-là nous étions au début du mois de mars, et nos usines chinoises refonctionnaient normalement, l’impact sur la production était alors limité.
A la mi-mars, l’épidémie a commencé à se propager en Italie et en Espagne… Un atelier s’est arrêté quelques jours en Italie, en Espagne par contre tout a continué, même si cela s’est fait avec beaucoup de contraintes liées aux règles d’hygiène alors mises en place.
Puis est arrivée mi-mars l’annonce par le gouvernement français du confinement, et la directive pour la population de ne plus aller travailler. Nous nous sommes alors employés à communiquer avec nos salariés sur le fait que nous allions tout mettre en place pour garantir la sécurité dans nos usines, avec la distanciation, le port du masque… Au final, avec l’aide des collaborateurs locaux, de certains syndicats, nous avons réussi à faire venir au travail l’ensemble de nos collaborateurs. Sauf ceux qui étaient touchés par l’épidémie bien évidemment, et les personnes fragiles.
Quelles dispositions avez-vous prises pour vous adapter et permettre aux usines de continuer à fonctionner ?
Nous avons mis en place le télétravail pour tous les collaborateurs pour lesquels cela était possible. Pour les collaborateurs dans les ateliers par contre, le télétravail n’est pas une option. En France, certaines usines ont été arrêtées quelques jours, mais elles ont vite redémarré : au bout d’une semaine tous nos ateliers fonctionnaient presque normalement.
Au niveau international, nous avons commencé par mettre en place une coordination au niveau de la Chine, avec les dirigeants locaux des usines. Chose que nous avons répétée par la suite, au vu du contexte sanitaire, en Europe et aux Etats-Unis.
Nous avons laissé les dirigeants locaux s’adapter aux contraintes spécifiques mises en place dans leur pays, et cela a bien fonctionné, puisqu’au final, nous n’avons pas eu d’usines en grosse difficulté.
Economiquement pour l’entreprise, quelles sont les conséquences sur le chiffre d’affaires de 2020 ?
Quand nous avons constaté, au mois de mars 2020, que certains marchés industriels, comme l’aéronautique ou l’automobile, se fermaient complètement, nous avons craint des conséquences potentielles sur le chiffre d’affaires du groupe. Au bout de compte, la baisse maximum du chiffre d’affaires observée lors du premier confinement est de l’ordre de 20% (au mois d’avril et mai).
La Chine ayant repris son activité rapidement, les Etat-Unis ayant réussi tant bien que mal à continuer de produire, la secousse a été atténuée, même si elle a été bien réelle. Cette baisse du chiffre d’affaires est un moindre mal, en témoigne le fait que nous n’avons pas eu besoin d’aides gouvernementales, hormis pour le financement du chômage partiel.
Sur l’année 2020, nous sommes à 11,4% de baisse du chiffre d’affaires, ce qui, au vu du contexte, est très satisfaisant.
Certains marchés porteurs sur lesquels nous évoluons – photovoltaïque, éolien, semi-conducteurs pour les voitures électriques… – n’ont pas été très impactés par la crise sanitaire, c’est ce qui explique en partie pourquoi nous avons très bien résisté à cette crise, qui n’est pas terminée. Notre assise mondiale nous offre également une stabilité qui se révèle fondamentale aujourd’hui.
Aujourd’hui, alors que la crise sanitaire est encore là avec son lot d’incertitudes, quel est votre mot d’ordre ?
Aujourd’hui, il est urgent d’être patient. Nous ne savons toujours pas comment la crise sanitaire va évoluer, quand elle va se terminer… Aussi bien au niveau des collaborateurs que des actionnaires, nous avons décidé de prendre notre temps. Les perspectives pour l’année 2021, hors contexte sanitaire, sont plutôt favorables, donc nous sommes confiants, tout en restant sur nos gardes.
La gestion de la crise à l’heure actuelle est rendue plus facile par le fait que nous déléguons beaucoup la gestion des usines aux dirigeants sur place. Ils connaissent les arcanes locales, le contexte… cela s’est très bien passé jusqu’à présent, et nous allons continuer à opérer comme cela.
Pour ce qui est de l’organisation au jour le jour, nous sommes encore à 50% du personnel en télétravail dans les bureaux, avec des collaborateurs qui reviennent au fur et à mesure et 100% dans les ateliers. Nous allons aussi probablement faire la communication des résultats en mars prochain à distance.
En espérant que la situation s’améliore d’ici l’été ?
Il y a encore beaucoup d’incertitudes bien évidemment, mais on voit quand même que beaucoup de secteurs ont repris un niveau important d’activité, pour le moment. Nous tablons effectivement, un peu comme tout le monde, sur une reprise complète après l’été 2021, avec toutes les incertitudes que cela comprend. Nous restons confiants dans notre capacité à gérer les incertitudes actuelles : le fait que le groupe Mersen ait connu au cours de sa longue histoire des périodes difficiles nous donne cette confiance. Même si nous savons très bien qu’un groupe industriel ayant surmonté les crises passées n’augure en rien de sa capacité à surmonter celles qui viennent.
Venons-en à la stratégie du groupe Mersen. Comment sont organisées les productions ?
Nous avons organisé nos productions par savoir-faire. Nous avons par exemple deux usines de production de graphite et de carbone qui ne font que ça, des ateliers de finition qui ne font que de l’usinage… Historiquement nous avons fait le choix de réunir les mêmes compétences au sein de nos usines, et de ne pas mélanger les savoir-faire, les outils industriels et les timings de production au même endroit. Nous ne voulons pas mélanger les genres. C’est ce qui explique que nous ayons beaucoup d’usines, cela est un choix.
Nous avons réussi à reproduire ce modèle au niveau mondial, sur nos trois grandes zones d’activité : Europe, Asie et Amérique. Avec la volonté de s’installer là où sont nos clients, ce qui est vital pour gagner les marchés, et pour produire à coûts locaux.
Cela dit, nous ne sommes pas du tout dans une logique de délocalisation pour baisser les prix de production. Les inconvénients, en termes de taxes et de logistique notamment, sont souvent supérieurs aux avantages… même si une telle démarche peut parfois faire sens pour la fabrication de certains produits. De même, jamais nous ne délocaliserons dans des pays à bas coûts nos productions à forte valeur ajoutée, cela n’aurait pas de sens.
Cette approche s’applique-t-elle aussi à votre stratégie en termes d’acquisitions ?
Nous avons un savoir-faire en termes d’expertise, qui va orienter nos investissements. Cela marche également pour les acquisitions : nous avons par exemple fait l’acquisition d’une société spécialisée dans les condensateurs en 2018 pour compléter notre gamme de produits dans l’électronique de puissance.
En parallèle, nous avons ponctuellement regroupé certaines productions sur les sites historiques Mersen.
Le leitmotiv reste d’aller là où sont les marchés. C’est ce qui nous a amené en Chine, où nous avons rapidement compris qu’il nous fallait produire localement pour exister sur ces marchés. Le raisonnement est le même pour des pays comme la Corée ou le Japon. En ce qui concerne les Etats-Unis, nous n’avions pas suffisamment de présence sur place, ce qui nous a obligé à faire des acquisitions – Stackpole en 1991, Gould-Shawmut en 1999 – pour nous installer sur le marché américain. C’est d’ailleurs grâce à toutes ces acquisitions au niveau mondial, faites dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, que le groupe a survécu à toutes les crises, et est aussi solide aujourd’hui.
Que mettez-vous en place pour conserver tous les savoir-faire de Mersen au sein de l’entreprise sur le long terme ?
Le transfert des compétences est très important. Nous différencions les experts des spécialistes. Un expert pour nous est quelqu’un qui détient une compétence qu’on ne retrouve pas ailleurs. Un spécialiste, lui, détient un savoir-faire, qui découle de sa formation. Chez Mersen, les formulateurs de produits carbonés, les designers de fusibles par exemple, vont être considérés comme experts.
Nous avons une vingtaine d’experts, ce qui est peu. Nous avons également des spécialistes, en plus grand nombre.
Nous avons mis en place une organisation pour s’assurer que la transmission des savoir-faire entre ceux qui vont nous quitter et ceux qui sont le futur du groupe s’opère. Historiquement, nous n’avons pas un turn-over très important, les collaborateurs restent souvent longtemps au sein du groupe, cela facilite grandement toutes ces problématiques de transmission de savoir.
Cette démarche autour du développement et du maintien des savoir-faire au sein du groupe explique-t-elle également la solidité du groupe depuis le début de la crise sanitaire ?
Oui, je le pense. Je dirais également que cette crise a renforcé le modèle que nous avons mis en place, à savoir mettre aux postes de responsabilité des collaborateurs que nous estimons très compétents. Ce sont eux qui ont permis aux usines de continuer à fonctionner le plus normalement possible durant le premier confinement, et la manière dont le groupe évolue depuis le mois de mars 2020 nous conforte dans nos choix antérieurs.
Pour terminer, parlez-nous du retour de Mersen sur le secteur automobile, que vous aviez quitté au début des années 2000. Pourquoi ce choix ?
Mersen était dans les années 2000 sur un produit très traditionnel destiné au marché automobile, et dont la rentabilité avait baissé. C’est pour cela que le groupe a décidé à ce moment-là de se retirer du secteur automobile, pour privilégier une autre ambition, celle d’être présents à la fois sur les marchés à forte croissance – électronique, chimie et pharmacie – et sur les nouveaux marchés d’avenir comme les énergies renouvelables.
Nous revenons aujourd’hui sur le marché de l’automobile, effectivement, et sur le véhicule électrique en particulier, avec un autre angle d’attaque : nous proposons des produits techniques, à forte marge, que nous sommes les seuls à pouvoir produire. Il y a même certains produits que personne ne sait encore réaliser, qui sont encore en phase de développement, car ils sont totalement nouveaux.
Nous travaillons par exemple sur des éléments de batteries pour véhicules électriques, mais comme le design de ces batteries n’est pas figé pour le moment, nous ne savons pas si nos produits seront encore adaptés aux exigences de nos clients, qui vont à coup sûr évoluer.
Cela dit, tous les grands acteurs du secteur automobile se lancent, les uns après les autres, sur la production de nouveaux modèles électriques, massivement. L’intérêt est donc là, et nous y répondons en mettant des équipes en place, qui évaluent quels sont les produits du groupe qui présentent le plus d’intérêt pour cette industrie en forte croissance.
Avec à terme, l’ambition de créer au sein du groupe une organisation spécifique autour de ce marché automobile qui est très particulier.
Propos recueillis par Yves Valentin, directeur général de Techniques de l’Ingénieur, et Pierre Thouverez, journaliste.
Cet article se trouve dans le dossier :
Regards de dirigeants sur l'industrie française
- « L’industrie est comme l’acier, elle devient plus résistante à l’épreuve du feu »
- Regards de dirigeants #1 : Laurent Bataille, PDG de POCLAIN Hydraulics
- Regards de dirigeants #2 : Bruno Grandjean, président du directoire du groupe REDEX
- Regards de dirigeants #3 : Luc Graux, président de SKF France
- Regards de dirigeants #4 : Clémentine Gallet, présidente de Coriolis Composites
- Regards de dirigeants #5 : Jérôme Duprez, président du Cetim
- Regards de dirigeants #6 : Boris Lombard, président de KSB France
- Regards de dirigeants #7: Elizabeth Ducottet, PDG de Thuasne
- Regards de dirigeants #8: Nathalie Remy, Christofle
- Regards de dirigeants #9 : Luc Themelin, Mersen
- Regards de dirigeants #10 : Sébastien Petithuguenin, Paprec
- Regards de dirigeants #11 : Marwan Lahoud, ACE Capital Partners
- Regards de dirigeants #12 : Laurent Rossi, Alpine
- Regards de dirigeants #14 : Guillaume Delacroix, Imerys
- Regards de dirigeants #15 : Arnaud Pieton, Technip Energies
- Regards de dirigeants #16 : Arthur Dupuy, Ateliers Arthur Dupuy
- Regards de dirigeants #17 : Henri Morel, Président de la FIM
- Regards de dirigeants #18 : Marc Rumeau, IESF
- REX et exercices de simulation : comment apprendre des situations de crise
- Emploi, faillite, relocalisation, régionalisation : quels défis pour l’industrie française ?
- Penser l'après Covid-19 : vers quels modèles économiques se tourner ?#3 Entre relocalisation et résilience
- Incertitudes sur le commerce mondial : les chaînes de valeur sur la sellette
- Covid-19 : l’industrie énergétique sortira changée de la crise, selon l’AIE
Dans l'actualité
Dans les ressources documentaires