Boris Lombard est président de KSB en France, groupe allemand spécialisé dans la fabrication de pompes, de robinets industriels et la fourniture de services associés.
Boris Lombard a accepté d’évoquer avec Techniques de l’Ingénieur la crise sanitaire que le pays traverse depuis le mois de mars et ses conséquences pour KSB en France, sur les court et moyen termes.
Yves Valentin : Comment avez-vous réagi à l’annonce du confinement le 16 mars dernier ?
Boris Lombard : Dès le lendemain, nous avons fait le choix très clair de continuer à produire. Cela fut un moment compliqué. Le vocabulaire utilisé lors de l’allocution présidentielle du 16 mars, qui évoquait la « guerre » à mener contre le Covid-19, a généré de l’angoisse, à tous les niveaux de l’entreprise. Il faut se souvenir qu’à ce moment-là, nous ne savions presque rien sur le risque sanitaire réel lié au coronavirus.
La tentation de « lever le pied » a alors été très forte, et il a fallu faire preuve de discernement. Nous avons vite estimé que le confinement allait durer au moins six semaines. Le risque était grand, en cas d’arrêt de l’activité, de perdre de nombreuses parts de marché durant cette période. Il nous est vite apparu que maintenir l’activité était indispensable, pour l’entreprise mais aussi pour nos clients en demande.
Toute décision d’arrêter aurait été catastrophique pour notre entreprise, autant du point de vue économique que du point de vue social. Aujourd’hui, presque quatre mois plus tard, nous sommes persuadés d’avoir fait le bon choix.
Quelles mesures avez-vous mises en place pour vous adapter à ce contexte inédit ?
En premier lieu nous avons organisé un CSE extraordinaire, afin d’activer tout le dispositif nécessaire pour assurer la sécurité sanitaire de nos salariés et continuer à produire.
Concrètement, cela s’est traduit par la mise en place des mesures drastiques de distanciation sociale, d’autant plus que dans un premier temps nous n’avions pas de masques.
Nous avons également aménagé les horaires de travail, pour éviter au maximum que les équipes se croisent et pour nettoyer les postes de travail entre chaque rotation.
Au niveau de nos quatre sites de production et de nos 18 ateliers de service, nous avons fait respecter ces règles de sécurité, en les adaptant localement en fonction des contraintes. Cela a très bien fonctionné dans l’ensemble.
Le dialogue au sein de l’entreprise et avec les partenaires extérieurs devient-il plus important que jamais dans ce contexte ?
Il est fondamental. Nous avons beaucoup communiqué durant cette période, avec les élus locaux, la CSSCT, les CSE… il a fallu s’organiser rapidement pour être cohérents et efficients dans nos actions, pour l’ensemble de nos 1200 salariés en France.
Nous sommes par ailleurs parvenus à limiter l’usage du chômage partiel au strict minimum, uniquement pour une petite partie de nos activités de service.
Du jour au lendemain, nous avons instauré le télétravail pour 40 % de nos salariés : ceux qui occupent des fonctions commerciales ou administratives principalement. Il a donc fallu, tout de suite, trouver des moyens de maintenir un niveau de communication suffisant, pour tous les salariés de l’entreprise, quelle que soit leur situation.
Nous avions déjà l’habitude d’organiser, à destination de nos 150 managers, des « CODIR live », à l’occasion desquels le comité de direction s’exprime sur la marche de l’entreprise. Nous en avons programmé trois durant le confinement pour les informer et échanger avec eux le plus régulièrement possible sur la situation que nous traversions.
Il était essentiel de cultiver le lien social ; nous avons donc également demandé à chaque manager de créer un groupe WhatsApp avec son équipe pour garder le contact du mieux possible.
Allez-vous maintenir, au-delà de la période actuelle, une certaine « dose » de télétravail chez KSB ?
Nous avons fait un sondage au sein de l’entreprise sur cette question. A une grande majorité, les salariés sont favorables à la possibilité d’alterner télétravail et présence au bureau, afin de préserver le lien avec l’entreprise et leurs collègues. Clairement, sur ce point, il y aura un avant et un après Covid-19. Jusqu’à présent, notre accord d’entreprise permettait aux salariés de télétravailler 8 jours par an. Nous allons revoir tout cela, et même si cette modalité nous offre une flexibilité appréciable, il n’est pas question d’en abuser. Dans les métiers de l’industrie, le télétravail, s’il est trop généralisé, peut être un frein à l’innovation, au partage des compétences et des savoir-faire. De ce point de vue, la fluidité des échanges, informels ou non, voire les discussions pendant les pauses déjeuner ou à la machine à café, ont une importance que nous aurions tort de sous-estimer.
Pour les salariés travaillant dans les ateliers, quelles mesures spécifiques avez-vous mises en place ?
Nous avons demandé aux collaborateurs qui souffraient de symptômes et à ceux qui les avaient côtoyés de s’isoler et de consulter leur médecin traitant. Nous avons par ailleurs décidé de ne pas imposer la prise de température dans nos usines. Il en allait de la responsabilité de chacun sur ce point. Nous ne sommes pas médecins, et cela ne s’improvise pas. La plupart des personnes infectées étant asymptomatiques, nous voulions éviter qu’une telle mesure –si elle avait été généralisée- entraîne une baisse de vigilance de la part de tous. Il s’agissait donc de maintenir tous les salariés présents en alerte par rapport aux consignes sanitaires.
Sur ce point d’ailleurs nous sommes très admiratifs du comportement de nos collaborateurs, dans les usines et nos ateliers de service, où la situation était très incertaine dans les premiers temps. C’était, au début, un peu un saut dans l’inconnu, avec un risque difficile à évaluer. Il me semble d’ailleurs que cet état d’esprit que nous avons observé chez nos salariés est caractéristique de celui qui a animé l’ensemble de notre industrie durant cette période.
Dans quelle mesure le chiffre d’affaires de l’entreprise a-t-il été impacté depuis le mois de mars ?
La baisse de notre chiffre d’affaires à fin juin n’est, si je puis dire, « que » de 7%. C’est en grande partie grâce à un bon premier trimestre et aux efforts de nos salariés, comme je viens d’en parler.
Mais cela est aussi la conséquence de ce qui fait la spécificité de KSB. Nos activités reposent sur plusieurs modèles économiques, basés sur des produits et des clients différents, dont les délais de livraison peuvent varier de 3 jours à 9 mois… Cela nous a permis d’être extrêmement résilients depuis le début de cette crise et d’en diluer l’impact sur une période relativement longue. Cela va nous permettre, je le pense, d’aborder sereinement la suite de cette année et 2021, qui seront marquées encore par les conséquences économiques de la crise du Covid-19 : c’est pour cela qu’il faut malgré tout rester très prudent.
La résilience dont vous parlez explique-t-elle à elle seule la bonne tenue de l’entreprise durant cette crise ?
D’une part, nous avons la chance de voir notre activité reposer sur trois socles : les pompes, les robinets industriels et le service.
D’autre part, nous servons à la fois des activités dites de « projets » et d’autres de « remplacement ». Dans cette dernière catégorie, la demande est quotidienne. A titre d’exemple, sur notre site de Lille, qui produit des pompes d’assainissement, nous allons devoir embaucher des intérimaires, afin de rattraper rapidement une partie du retard pris pendant la période de confinement.
A côté de cela nous constatons une baisse sur les « grands projets ». Il s’agit, pour nous, de garder un équilibre entre certains segments de produits dont la demande va baisser, d’autres pour lesquels elle va augmenter. Ce jeu de compensation nous permet de nous projeter plus sereinement sur les court et moyen termes.
Cette période a-t-elle permis de renforcer vos liens avec certains clients ?
Ce qui est sûr, c’est que nous avons pu nous apercevoir, durant cette période particulière, du caractère essentiel des produits que nous fabriquons. La pompe est au circuit hydraulique ce que la pile est au circuit électrique, en quelque sorte.
En Espagne par exemple nous avons été déclarés « activité essentielle », ce qui nous a permis de demander à nos fournisseurs locaux de reprendre leur activité. Nous avons également eu quelques craintes avec des fournisseurs en Inde, mais malgré un risque pourtant réel nous n’avons pas été impactés.
Cela nous a permis de ne pas avoir jusqu’à présent de rupture dans la chaîne d’approvisionnement, ce qui était fondamental pour nous et nos clients.
Depuis le déconfinement, comment gérez-vous la situation ?
Nous avons revu l’ensemble de nos règles lors du déconfinement, mais nous continuons à suivre scrupuleusement les process d’hygiène mis en place depuis le mois de mars : une jauge de 4 mètres carrés pour la distanciation des collaborateurs sur nos sites, le port du masque, des marquages au sol pour gérer la circulation dans les locaux…
Aujourd’hui, nous avons adapté nos bureaux pour permettre le retour de nos salariés, au fur et à mesure, dans des conditions sanitaires satisfaisantes. Nous allons continuer sur ce modèle là, au moins pendant l’été.
Et sur le plan de l’activité ?
Il y a au total une baisse des prises de commandes, c’est certain. Cela concerne surtout celles liées à des investissements conséquents. C’est ce qui nous amène, comme je vous l’expliquais précédemment, à rester très prudent sur la suite. Ce qui se dessine ressemble plus à une reprise en « racine carrée » plutôt qu’en « v », si je puis dire. Autrement dit, j’imagine difficilement que nous retrouvions l’activité économique de 2019 en 2020 et 2021. Il faudra, de mon point de vue, à minima trois ans pour effacer les stigmates de cette crise.
Comment préparer au mieux la sortie de crise ?
Il va falloir que nous soyons, au niveau de l’entreprise, beaucoup plus efficients. Cela passe par la nécessité d’abaisser nos points morts, poursuivre la digitalisation des processus, et continuer à développer la résilience de notre entreprise, que j’évoquais il y a quelques instants.
Vous parliez de vos approvisionnements en Inde tout à l’heure. La crise du Covid-19 vous a-t-elle fait réévaluer votre stratégie par rapport au choix de vos fournisseurs ?
Il se trouve que nous exportons 80 % de ce que nous produisons en France, et notre zone d’exportation –à quelques exceptions près- porte pour l’essentiel sur l’Europe, le Moyen-Orient et l’Afrique… la majorité de nos fournisseurs se trouve également dans ces zones géographiques. Nos chaînes de valeurs sont donc déjà extrêmement régionalisées. L’exemple indien fait partie des exceptions.
D’ailleurs, le confinement en Inde nous enseigne que nous ne devons pas être dépendants d’un seul pays pour des composants critiques. Cela peut nous mettre face à des difficultés importantes. Il faut intégrer ce risque pays au niveau des approvisionnements, comme nous l’avons déjà considéré au niveau de l’activité commerciale.
Croyez-vous à un mouvement de relocalisation dans l’industrie ?
Il s’agit d’un phénomène graduel dont nous percevions depuis un moment l’émergence, avant même que la crise sanitaire ne se déclare. Les raisons de relocaliser existent. La compétitivité économique et la loi du marché restent toutefois le moteur principal de ces mouvements.
Aujourd’hui, les salaires ont augmenté en Chine, le pays est donc moins attractif qu’avant. C’est un premier argument.
Nos clients sont également exigeants sur le niveau d’adaptation que nous pouvons mettre en œuvre pour coller à leurs besoins, souvent très spécifiques. Cela requiert de notre part une capacité à produire des solutions sur-mesure et à proposer des services complémentaires. Ces exigences croissantes plaident donc pour une régionalisation accrue des chaînes de valeurs, qui entraîne peu à peu un mouvement de relocalisation.
Forts de ce constat, nous devons faire en sorte que de nouvelles productions puissent émerger en Europe. L’innovation, le développement de produits et de services associés à de nouveaux modèles économiques, la modernisation de nos usines en profitant des leviers de la digitalisation, la prise en compte de l’impact environnemental de nos activités doivent nous permettre de relancer notre industrie.
En Europe, et aussi en France ?
Je l’espère. Même si l’attractivité de la France s’est nettement améliorée ces derniers temps, même si nous avons des atouts qui attirent les entreprises, nous avons aussi des freins. Et parmi ces freins, un tissu industriel qui s’est désagrégé dans les trente dernières années, et des savoir-faire qui se sont perdus. L’industrie c’est le temps long, l’investissement, les compétences.
Il nous faut non seulement être capable de mobiliser des investissements sur des solutions à forte valeur ajoutée mais également être en mesure d’attirer les nouvelles générations et de les former aux métiers de l’industrie.
Propos recueillis par Yves Valentin, directeur général de Techniques de l’Ingénieur, et Pierre Thouverez, journaliste.
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