Luc Graux est président de SKF en France, et également directeur industriel du groupe. Comme beaucoup de dirigeants d’entreprises, il a dû trouver des solutions à l’annonce du confinement pour continuer l’activité sur ses 8 sites français.
Luc Graux, président de SKF en France, revient pour Techniques de l’Ingénieur sur les pratiques mises en place pendant cette période compliquée, et sur les incertitudes qui entourent la reprise progressive de l’activité industrielle.
Yves Valentin : Quelle a été votre réaction lorsque le président de la République a annoncé le confinement, le 16 mars dernier ?
Dès le départ de cette crise sanitaire, nous avons choisi d’avoir une approche très pragmatique de la situation, en laissant les équipes les plus proches du terrain prendre les décisions qui s’imposaient. Nous exploitons huit sites en France, dans des zones géographiques différentes, avec des contraintes de déplacements liées à la crise du Covid qui ne sont pas les mêmes d’un département à l’autre. Il est donc très complexe d’avoir une vision d’ensemble sur tous les fronts.
A l’heure actuelle [le 10 juin 2020, NDLR], seuls les salariés indispensables au fonctionnement des usines travaillent sur site. Les autres sont très majoritairement en télétravail. Nous avions d’ailleurs déjà partiellement mis en place le travail à distance avant l’annonce du confinement, de manière préventive.
Avez-vous fixé un calendrier pour le retour de tous les salariés sur vos sites ?
Nous n’avons pas fixé d’objectifs chiffrés de retour au bureau, afin de rester flexibles. Depuis le début du mois de juin, nous constatons que les salariés reviennent petit à petit. C’est notamment le cas sur notre site en Ile-de-France, à Montigny, où les salariés étaient soulagés de pouvoir revenir au bureau, après cette longue période de télétravail. Si le déconfinement se déroule bien, nous allons rapidement mettre en place un retour à la normale en ce qui concerne les conditions de travail de nos salariés. Avec les adaptations sanitaires nécessaires pour assurer leur sécurité.
D’ailleurs, vous avez produit sur vos sites des visières pour équiper vos salariés durant le confinement, n’est-ce pas ?
Oui tout à fait. L’idée a émergé collectivement. Nous n’avions pas assez de masques, et certains postes de travail nécessitent de voir des opérateurs évoluer dans une grande proximité les uns par rapport aux autres. Nous avons donc mobilisé et mis en réseau toutes les imprimantes 3D de nos sites pour produire nos propres visières, afin d’équiper les 3 000 salariés répartis sur les sites français.
Nous avons pu par la même occasion donner des stocks à des associations dans le besoin et des cabinets médicaux, localement. Cela a constitué notre activité parallèle du moment, totalement non lucrative, mais qui nous a permis d’être proactifs sur nos besoins sanitaires et d’apporter une cohésion supplémentaire au sein de nos équipes, dans ces moments difficiles.
Nous sommes au début du mois de juin, est-il possible de tirer un bilan de cette crise pour SKF en France aujourd’hui ?
Un bilan aujourd’hui, c’est beaucoup trop tôt. Mais nous avons des indicateurs. SKF en France, cela représente 3 000 salariés. Nous sommes présents dans beaucoup de secteurs industriels : en France nos activités se répartissent à parts égales entre l’industrie générale, l’automobile et l’aéronautique. Ces deux derniers secteurs ont été très impactés depuis début mars, avec une baisse dramatique de l’activité. L’activité en France est donc très impactée, comme vous pouvez l’imaginer, avec des annulations et des reports de commandes qui se sont enchaînés.
Sur les mois pleins d’avril et de mai, nous constatons une baisse du chiffre d’affaires de l’ordre de 40 %, majoritairement à cause de la situation des secteurs automobile et aéronautique. Les autres secteurs dans leur ensemble se maintiennent mieux, si on peut dire, avec une baisse moyenne de « seulement » 15%.
Comment voyez-vous la situation pour SKF en France sur le moyen terme ?
Il est très compliqué de se projeter sur le moyen terme aujourd’hui, il y a trop d’incertitudes. D’ailleurs les analyses économiques qu’on peut consulter çà et là arrivent souvent à des conclusions diamétralement opposées. Ce qui est très probable, c’est que l’on va désormais aborder une période où l’activité restera à un niveau relativement faible pendant un certain temps. Combien de temps ? C’est très difficile à dire et personnellement je ne m’aventurerai pas sur une quelconque estimation. De notre côté, nous allons développer au maximum notre capacité d’adaptation pour être prêt à toutes les possibilités.
Et pour SKF au niveau international ?
J’ai une double casquette chez SKF puisqu’en plus de la direction de l’entreprise au niveau de la France, j’occupe également la direction industrielle du groupe. C’est un rôle transverse où se mêlent les problématiques d’investissements, de restructuration, de stratégie industrielle… Cela permet d’avoir une vision globale au niveau mondial, car le groupe est présent dans plus de 130 pays.
Aussi, les activités très diverses de nos clients nous permettent d’avoir une représentation assez large de la santé des différents secteurs industriels. Au final, la situation de SKF constitue souvent un baromètre plutôt fiable de l’activité au niveau international. Mais aujourd’hui, faire des prévisions est plus difficile que ça ne l’a jamais été.
Et en termes d’investissements ?
SKF, au niveau de la stratégie globale du groupe, mise sur ce qu’on appelle le « world class manufacturing », c’est-à-dire s’appuyer sur tous les outils – numérisation, digitalisation, automatisation… – existants et à venir permettant de moderniser notre outil de production et améliorer notre compétitivité. C’est un axe de travail fondamental pour le groupe.
Nous allons donc poursuivre les investissements permettant de suivre cette ligne. Après, bien sûr, nous allons devoir « réduire un peu la voilure » pendant quelques temps, si je puis dire, en réévaluant les priorités. Par exemple, au vu de la situation actuelle, il est probable que les projets d’augmentation de capacité sur certains sites soient gelés ou repoussés. L’urgence est ailleurs aujourd’hui.
Il est également probable que les évolutions que nous allons observer au niveau de la demande chez nos clients dans les mois qui viennent vont ouvrir des fenêtres d’opportunités pour notre entreprise. Ce sera à nous de nous adapter et d’être réactifs. Nous nous préparons à cela.
Revenons en France. La crise sanitaire que nous vivons va avoir des répercussions économiques dans les mois que nous allons vivre. Comment préparez-vous cette période ?
Comme je vous l’expliquais au début, nous avons décidé dès le début de cette crise d’être « agiles » sur le plan de la sécurité sanitaire, pour s’adapter à l’évolution du contexte de la meilleure façon. Je dirai que sur le plan économique nous allons opérer dans les mois qui viennent sur le même modèle. Pour affronter la crise économique qui suivra, à n’en pas douter, la crise sanitaire. D’une certaine façon nous sommes d’ailleurs déjà entrés dans cette crise économique. Pour nous, la clé demeure la satisfaction de nos clients et in fine la préservation de l’entreprise, nos salariés l’ont d’ailleurs très bien compris.
C’est pour cela que nous suivons de très près l’activité de nos clients, pour pouvoir répondre au mieux à leurs besoins. C’est le pilier de notre stratégie.
Quoi d’autre ?
Si, comme je vous l’ai expliqué, les besoins des clients guident notre stratégie, nous faisons très attention à ne pas accumuler trop de stocks actuellement, car nous avons besoin du cash disponible. Il y a donc un équilibre perpétuel à trouver, entre produire suffisamment pour être réactif en cas d’augmentation subite de la demande, et produire trop pour éviter de devoir stocker sans que cela ne se justifie.
Vous avez beaucoup insisté sur l’importance de suivre au plus près les demandes des clients. Comment la relation avec vos clients s’est-elle déroulée durant la période de confinement ?
La relation client, depuis le début du confinement, s’est faite très majoritairement de manière virtuelle, à distance. Cela nous a permis de développer de nouvelles approches pour travailler et échanger. Nous avons ainsi fait évoluer nos procédés, en mettant en place en quelques mois des pratiques auxquelles nous avions songé auparavant, sans jamais les concrétiser totalement.
Qu’est-ce qui vous a empêché de le faire avant ?
Le manque de temps en grande partie. L’absence d’urgence également. Par exemple, nous avons développé un intranet pour nos salariés en quelques jours à la suite de l’annonce du confinement. Jusqu’à présent, notre intranet n’était accessible qu’aux salariés ayant un email SKF. Tous les autres n’y avaient pas accès. Du coup, nous communiquions avec ces derniers via des écrans installés dans les bureaux et les ateliers, ou bien des messageries dédiées.
En quelques jours, nous avons également développé des solutions digitales et techniques pour communiquer que nous n’avions pas avant le confinement. L’urgence, et l’obligation pour nous de mettre en place ces dispositifs nous ont permis de concrétiser tout cela en un temps record.
La mise en place du télétravail, et la nécessité pour tous nos salariés d’accéder au réseau à distance nous a offert la possibilité de garder une certaine continuité dans le travail en cette période très complexe au niveau de l’organisation.
Certaines de ces évolutions sont-elles amenées à perdurer ?
Les bonnes pratiques qui ont été développées vont certainement demeurer. Notamment pour tout ce qui concerne les outils d’agilité, qui nous permettent de gagner en flexibilité. Après, nous n’allons pas mettre en place un régime de télétravail trop important. Il ne faut pas oublier le rôle social de l’entreprise. Les salariés ont besoin de se voir entre eux, et le présentiel a aussi des avantages. Il va plutôt s’agir pour nous en termes de nouvelle organisation de savoir effectuer le bon dosage, pour garder un équilibre dans l’entreprise.
Au niveau du management, avez-vous constaté des évolutions pendant le confinement ?
J’ai remarqué que le mode de management a changé très rapidement dès le début du confinement. Nous avons bien sûr, comme beaucoup d’entreprises, mis en place une cellule de crise qui se réunissait tous les jours. Malgré tout, nous nous sommes retrouvés face à des imprévus quasiment tous les jours. Cela nous a tous beaucoup appris, en tant que managers, à rester très humbles, au vu de la fragilité de la situation.
Cela nous a également obligé, comme je le disais tout à l’heure, à développer notre flexibilité, notre agilité, et notre capacité de réaction. Dans ce contexte j’ai vu des managers beaucoup plus « authentiques », car plus en prise avec l’immédiateté des décisions à prendre. Moi y compris. J’ai publié plusieurs vidéos pour tenir les salariés au courant de l’évolution de la situation. Ces vidéos étaient réalisées dans l’urgence, sans vraiment de préparation… Il en ressort un côté plus naturel qui je le crois a un impact très positif pour améliorer encore la communication au sein de l’entreprise. Cela fait également partie des pratiques que nous allons faire perdurer. Même si la problématique reste la même que pour le télétravail, à savoir qu’il faut trouver le juste dosage entre communication virtuelle et physique.
Vu l’activité de SKF au niveau international, certains de vos salariés se déplacent à l’étranger très régulièrement. Allez-vous remettre cela en cause au vu des outils virtuels disponibles aujourd’hui ?
En ce qui concerne mon rôle en tant que directeur industriel, je me suis rendu compte que je m’appuyais beaucoup, pour prendre des décisions, sur ce que j’observais sur le terrain les mois précédents. Lors de la crise de 2008, nous avons suspendu au maximum les déplacements non nécessaires, pour économiser le cash au maximum. J’ai alors fait des déplacements moins fréquents, et je me suis aperçu que cela pouvait parfois affecter mes décisions. Le terrain est très important à mon sens pour garder une vision la plus aiguisée possible sur le contexte industriel global.
Depuis 2008, des outils technologiques ont émergé, qui nous permettent de limiter les déplacements, via les outils de communication à distance, la virtualisation, la digitalisation… La crise du coronavirus a accéléré le développement de ces solutions. Comme pour tout, l’idée est de trouver le bon équilibre, tout en gardant le contact avec le terrain.
Le développement des outils de virtualisation et de télétravail fait également émerger des problématiques de sécurité informatique. Comment appréhendez-vous cela ?
La sécurité informatique est déjà un enjeu dans les bureaux, mais la phase actuelle de digitalisation de nos usines – et en partie de nos ateliers – crée de nouveaux défis très complexes. D’autant que le pilotage complet des usines, à distance, est déjà quasiment possible aujourd’hui. La sécurité informatique devient à ce titre un enjeu crucial.
En ce qui concerne le passage vers le télétravail, les problématiques de sécurité informatique ne me paraissent pas aussi critiques, car cela fait longtemps que notre direction informatique développe la sécurité de notre réseau. Nous sommes donc déjà prêts pour intégrer cette évolution.
Propos recueillis par Yves Valentin, directeur général de Techniques de l’Ingénieur, et Pierre Thouverez, journaliste.
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