Le fonds d’investissement ACE, qui possède à l’heure actuelle plus d’un milliard d’euros d’actifs sous gestion, a vu sa stratégie d’investissement mise à l’épreuve depuis le début de la crise sanitaire.
Marwan Lahoud, directeur général délégué d’Airbus chargé de la stratégie jusqu’en 2017, est aujourd’hui président exécutif – depuis le mois de janvier 2020 – de ACE Capital Partners. Il a expliqué à Techniques de l’Ingénieur comment la crise sanitaire et in fine économique qui a commencé il y a aujourd’hui plus d’un an, oblige à repenser les stratégies d’investissement sur les filières industrielles, en particulier en ce qui concerne le secteur aéronautique.
Techniques de l’Ingénieur : ACE Capital Partners a aujourd’hui dans son portefeuille des acteurs de la filière aéronautique et de la cybersécurité. Quelles sont les raisons de ces choix ?
Marwan Lahoud : ACE gère en effet un fonds pour l’aéronautique et un autre fonds pour la cybersécurité. Le fil conducteur de ces investissements est la volonté d’investir dans les secteurs d’activités où la technologie est capitale. Cette volonté d’investir sur des technologies à fort potentiel est le fil conducteur de notre stratégie.
Quel regard portez-vous sur la crise actuelle de l’ensemble du secteur aérien ?
Ce qui est certain, c’est que les gens vont continuer à voyager : la question de la survie du secteur ne se pose pas. Par contre, il y a une interrogation réelle, qui est de savoir quand la reprise du trafic va démarrer. A partir de là, il devient fondamental de réfléchir à la gestion de la supply chain, pour être opérationnel dès lors que le trafic reprendra.
Selon les prévisions, le voyage moyen courrier va retrouver son niveau d’avant Covid vers la fin 2023. Pour les voyages longs courriers, les choses vont reprendre, mais pas au niveau de ce que l’on a connu avant la crise sanitaire. Sur ce point, il va falloir réfléchir à des options pour s’adapter et repenser ce type de courrier.
Il faut aider l’ensemble de la supply chain à se restructurer pour repartir. Surtout, il ne faut pas lâcher la consolidation du secteur, pour être plus fort lors de la prochaine crise.
Une partie de mon travail, quand j’étais chez Airbus, a été d’établir des scénarios de crise. Ces scénarios mettent la plupart du temps en scène des crises localisées. Cela peut être un attentat, une guerre, une crise économique ou sanitaire touchant un continent… Parfois nous croisions deux de ces paramètres, mais jamais nous n’avons imaginé qu’une crise pourrait toucher la planète entière. C’est donc une situation totalement inédite à laquelle nous faisons face.
Comment s’adapter à cette situation ?
Dans le portefeuille d’ACE, nous avons une entreprise qui fait du traitement de surface. Le patron de cette entreprise a pris la décision, lors du premier confinement, de réorienter trois de ses lignes de production pour produire des lingettes, du gel hydroalcoolique… Cette décision lui a permis de sauver son année. Cet exemple montre que la situation que nous connaissons actuellement oblige les acteurs du secteur aéronautique à s’adapter, pour se créer de nouvelles opportunités de business et pour exister dans une filière qui va évoluer dans les années qui viennent. Pour cette entreprise, réorienter sa production était facile. Si nous avions pu anticiper plus en amont la baisse drastique qui allait toucher le secteur aéronautique, nous aurions probablement pu agir différemment et trouver des solutions pour continuer à produire. C’est une des leçons qu’il faut tirer de cette crise : la nécessité de consolider les activités, et de ne pas rester avec un grand nombre d’acteurs qui évoluent chacun de leur côté, de manière morcelée.
Parlez-nous de la stratégie d’ACE dans ce contexte économique particulier…
Je pars du principe que le succès industriel amène le succès financier. Il peut y avoir des succès financiers sans réel succès industriel, ce que l’on appelle des bulles, mais ce n’est pas notre stratégie. L’équipe d’investissement que j’ai le plaisir de diriger a donc plus pour ambition de dénicher les plateformes, les petites et les grandes entreprises autour et grâce auxquelles nous pouvons construire pour investir et élargir notre portefeuille.
Une autre approche consiste à miser sur des pépites leaders dans leur domaine. C’est ce que nous avons fait avec l’entreprise ARIES en fin d’année dernière. ARIES est une entreprise qui développe des technologies de pointe pour l’aéronautique. Nous pensons qu’en l’aidant à surmonter la crise actuelle, elle pourra retrouver rapidement un niveau de compétitivité important.
Ces deux approches, complémentaires, forment le socle de notre stratégie et correspondent à deux types d’investissements : des investissements support et des investissements plateforme. Les investissements type support se font à travers la France, et les investissements type plateforme se font essentiellement en Europe de l’Ouest. Il y a donc également une logique géographique.
Malgré le ralentissement du trafic aérien, le secteur continue de produire. Pour autant, on imagine que beaucoup d’acteurs vont faire face à des situations très compliquées, qu’en pensez-vous ?
Nous partons de l’idée que la montée en cadence dans l’aéronautique est réelle, même aujourd’hui. Nous étions à 55 Airbus construits par mois à la fin de l’année 2019, nous sommes déjà aujourd’hui revenus à 40. Après, nous savons tous qu’à ce niveau-là, tout dépend bien sûr de la volonté des acheteurs. ACE a des atouts sur ce sujet, puisque nous connaissons très bien les donneurs d’ordre que sont Safran ou Airbus pour ne citer qu’eux.
Après, pour répondre à votre question, les entreprises du secteur qui parviennent à suivre ces cadences seront beaucoup plus à même de consolider leur position dans le secteur aéronautique.
Comment est à ce jour constitué le portefeuille d’ACE ?
Nous avons à ce jour en portefeuille 27 participations, dans les domaines de l’aéronautique et de la cybersécurité. Nous avons longtemps eu une stratégie d’actionnariat minoritaire, qui évolue depuis quelque temps. Nous avons ainsi décidé de ne pas avoir de stratégie unique dans nos investissements avec une typologie d’entreprise sur laquelle investir, un secteur précis, avec uniquement des investissements minoritaires… Le choix que nous avons fait est celui de l’industrie et de la technologie. C’est ce qui guide notre stratégie. La structuration de nos investissements va ainsi obéir à un contexte industriel, plus qu’à une stratégie arrêtée.
C’est ainsi que pour une entreprise comme Mecachrome, nous sommes passés d’un actionnariat minoritaire à un actionnariat majoritaire.
Aujourd’hui les investisseurs sont obligés, j’en suis convaincu, d’être également des technophiles avertis, pour investir dans un secteur industriel, quel qu’il soit.
On parle beaucoup depuis un an de relocalisation des productions en France, de la nécessité pour les entreprises de devenir plus agiles… Ces tendances influencent-elles votre stratégie ?
On peut avoir une vision. Après il faut surtout être opportuniste. Une entreprise comme Airbus, par exemple, demande de plus en plus à ses sous-traitants de se diversifier le plus largement possible. Pour être plus agile justement.
En ce qui concerne la volonté de rezoner certaines productions en France, ce n’est pas forcément ce que l’on observe sur le terrain. C’est même plutôt l’inverse, les acteurs industriels ont compris qu’il fallait gérer la chaîne logistique dans son ensemble. Cela ne peut se faire qu’à un niveau mondial.
Aussi, il faut rester pragmatique et lucide. Par exemple, dans le secteur aérien, relocaliser en France l’assemblage complet des avions n’est pas forcément une stratégie gagnante économiquement, quand on sait que l’assemblage d’un avion de ligne ne représente que 7% de la valeur de sa production.
Aujourd’hui Ace Capital Partners est toujours en déploiement à la suite des investissements déjà réalisés. Quelle est la prochaine étape ?
D’ici la fin de l’année, nous aurons investi environ un milliards d’euros. Nous allons continuer à prospecter, nous avons à l’heure actuelle une trentaine d’entreprises que nous avons identifiées et que nous suivons.
Les annonces du secteur aéronautique sur l’avion électrique, la propulsion hydrogène, promettent une révolution du secteur dans les décennies à venir. Quelle solution technique vous paraît la plus prometteuse ?
J’ai trop d’expérience dans ce secteur pour penser qu’une solution unique va révolutionner l’aéronautique. Selon moi, nous sommes aujourd’hui aux limites de ce que l’on sait faire avec les technologies actuelles, avec les formules d’avions que nous connaissons. Il faut donc développer de nouveaux avions, changer de formule.
Notre mission aujourd’hui est de réfléchir à développer un avion d’ici 2035, avec une ambition : le zéro carbone. C’est un immense défi pour les jeunes générations d’ingénieurs, avec trois axes de travail identifiés : la décarbonation, l’autonomie, et les processus de développement et de fabrication.
Sur ce dernier point, les leviers sont immenses, que ce soit au niveau des datas, de l’intégration des données, de leur traitement… il faut absolument continuer à innover sur ce terrain-là.
Propos recueillis par Yves Valentin, directeur des éditions Techniques de l’ingénieur, et Pierre Thouverez, journaliste.
Cet article se trouve dans le dossier :
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