La sécurité d'approvisionnement gazière est depuis 2003 l’un des objectifs de la politique énergétique européenne. Après dix ans de soutien officiel, quels sont aujourd'hui les résultats et perspectives de la sécurisation des approvisionnements gaziers en Europe de l'Ouest, et plus particulièrement en France ?
La sécurité d’approvisionnement recouvre deux notions distinctes, selon l’horizon de temps retenu
La sécurité d’approvisionnement est l’assurance, donnée par les opérateurs de la chaîne gazière, de la continuité de fourniture physique des consommateurs finals. Cette idée a priori simple, traduisant la robustesse du système gazier dans son ensemble, se divise en deux concepts distincts selon l’horizon de temps considéré.
À l’échelle de l’année ou de l’hiver, c’est l’approvisionnement en volumes qui est pris en compte. L’objectif est d’assurer, à une maille nationale ou régionale, la production et l’importation de volumes correspondant à la consommation.
À une échelle de court terme (quelques semaines ou moins), l’enjeu de la sécurité d’approvisionnement est de garantir la fourniture des consommateurs finals lors des pointes de consommation. L’objectif est ici un dimensionnement adapté du système gazier (régional ou national) permettant l’acheminement effectif du gaz à tous les consommateurs lorsque la demande est maximale.
L’approvisionnement en volumes est sécurisé par la suroffre d’infrastructure actuelle
L’approvisionnement en volumes est aujourd’hui largement sécurisé par un déséquilibre durable entre d’une part la consommation de gaz européenne et d’autre part les capacités des infrastructures de production, d’importation et de stockage de gaz devant la servir.
En Europe, la consommation de gaz devrait à l’avenir rester stable, voire baisser1, emmenée par une croissance économique faible, ainsi que des efforts continus d’efficacité énergétique. Face à cette consommation atone, les capacités d’importation de l’Europe ont quant à elles fortement augmenté au cours des cinq à dix dernières années, faisant plus que compenser la baisse de la production communautaire. Les capacités d’importation via pipelines ont ainsi augmenté de 26% entre 2007 et 2012, grâce à la mise en service de nouvelles infrastructures au Sud et à l’Est de l’Europe. Les capacités d’importation par bateaux (sous forme de Gaz Naturel Liquéfié, ou GNL) ont quant à elles explosé (+ 82% sur 2007-2012) grâce la construction et l’extension de nombreux terminaux en Europe de l’Ouest
Enfin, les capacités de stockage ont également été fortement accrues (+ 4% par an sur 2010-2013). Ces développements, qui apparaissent aujourd’hui superflus par rapport à la demande, se sont avant tout appuyés sur une surestimation de la croissance de la consommation, anticipée comme le prolongement des tendances des années 1990-2000, mais également sur une forte réaction aux crises russo-ukrainiennes, qui ont amené à vouloir se prémunir contre le risque d’interruption durable de l’approvisionnement russe.
La situation actuelle est donc caractérisée par une suroffre de capacités d’importation et de stockage, qui garantit globalement à l’Europe un approvisionnement en volumes suffisant de sa consommation, annuelle et hivernale. Parallèlement, le développement de mécanismes de marché efficaces (tels qu’on peut les observer dans le nord-ouest de l’Europe ou dans le cadre de re-routages de bateaux GNL) semble garantir qu’à un horizon moyen terme, un volume de gaz suffisant puisse systématiquement atteindre les grandes zones de consommation européennes.
L’approvisionnement en pointe est fragilisé par des régulations inadaptées et une déresponsabilisation de certains acteurs concurrentiels
Bien que la demande en pointe semble, dans le sillage de la consommation, orientée à la baisse (- 0,5% par an sur 2013-2022 en France, selon le principal gestionnaire de réseau de transport de gaz), les alertes sur la couverture du risque d’approvisionnement en pointe se sont multipliées en 20132 . Ces avertissements traduisent une réelle dégradation de la sécurité d’approvisionnement de court terme (paradoxale puisque les infrastructures ont été dimensionnées pour des pointes plus élevées). Cette dégradation provient de défauts de coordination dans le pilotage du risque de court terme, d’une inadaptation de la régulation en place, et d’une déresponsabilisation de certains acteurs de marché.
Les flux de gaz sont aujourd’hui la résultante de décisions de multiples acteurs concurrents, agissant à l’échelle d’une plaque européenne et répondant rapidement aux signaux de marché. Or, dans ce nouveau contexte européen et de marché, l’organisation ainsi que les outils des acteurs responsables de la planification et l’équilibre du système gazier ne semblent désormais plus adaptés à la prévention du risque collectif de rupture d’approvisionnement à court-terme. En effet, premièrement, les responsabilités sont diluées et les interfaces peu claires entre gestionnaires de réseaux, régulateurs et gouvernements, dans un environnement caractérisé par une faible coordination entre Etats sur l’approvisionnement en gaz. Et ceci alors même que les décisions devraient pouvoir être accélérées et mieux coordonnées pour répondre au nouveau contexte du marché gazier. Deuxièmement, ces acteurs, représentant « l’intérêt collectif », ne disposent généralement pas, à l’heure actuelle, des outils qui leur permettraient d’agir directement sur le marché (stockage socialisé entre tous les consommateurs, rémunération d’engagements d’injection, marché de capacité, etc.), rendant in fine le pilotage de la sécurité d’approvisionnement de court-terme faiblement coordonné et peu efficace.
De manière parallèle, les régulations censées internaliser auprès des acteurs concurrentiels une partie de l’externalité collective qu’est la sécurité d’approvisionnement court-terme semblent elles aussi dépassées. Ces régulations sont en effet à la fois inadaptées au marché et peu ciblées sur la couverture du risque de rupture d’approvisionnement en pointe. En France, par exemple, les obligations de stockage imposées aux fournisseurs en 2013-2014 reposent, d’une part, largement sur le principe, aujourd’hui obsolète, d’une stabilité des flux d’importations et des portefeuilles de clients ; et, d’autre part, ces obligations portent sur un niveau de stock en volume et pas sur un débit de pointe à assurer.
Enfin, la diminution de la sécurité d’approvisionnement de court terme est également la conséquence d’une déresponsabilisation de certains fournisseurs, qui se nourrit du développement des marchés liquides européens et de la « myopie » de certains acteurs face à un risque largement intangible. Les fournisseurs ont en effet largement intégré le développement du marché de gros qui apporte, surtout au nord-ouest de l’Europe, une disponibilité systématique de volumes de gaz, et qui s’est accompagné de renforcements d’infrastructures et de mécanismes contractuels qui ont supprimé une grande partie des contraintes physiques (fusion de zones d’équilibrage, couplage de marchés régionaux, etc.).
Cette réussite du modèle européen de libéralisation a entériné le marché de gros comme le centre névralgique de coordination et d’échanges, organisé selon une logique commerciale et dont le gestionnaire de réseaux est la « chambre de compensation physique » en charge de réconcilier les flux induits par les échanges. Dans le but de favoriser la concurrence et la formation d’un marché unique, le modèle de marché européen vise ainsi explicitement à réduire la complexité physique du système gazier pour les acteurs du marché de gros.
Ce modèle de marché incite donc peu à la responsabilisation des fournisseurs vis-à-vis de la couverture de la pointe de consommation, qui peut apparaître à certains d’entre eux comme étant du ressort d’autres acteurs. De plus, la faible probabilité de réalisation d’une rupture d’approvisionnement (la métrique utilisée est souvent le « risque 2% » ) et l’incertitude quant aux coûts engendrés pour un fournisseur (une telle rupture ne s’est jusqu’à présent jamais produite et les régulations restent floues sur les pénalités financières qui pourraient être encourues dans un tel cas extrême) rendent ce risque largement intangible pour certains fournisseurs. Ce qui, naturellement, ne les encourage pas à investir eux-mêmes, aux différentes étapes de la chaîne gazière, dans la couverture du risque de rupture d’approvisionnement court terme.
Le pilotage de la sécurité d’approvisionnement à court terme doit être repensé et soutenu par une régulation européenne profondément rénovée
La sécurité d’approvisionnement en volumes est aujourd’hui assurée par la suroffre d’infrastructures actuelles. Et les mécanismes de marché semblent en place pour assurer une réaction des acteurs face à une éventuelle réapparition de tensions sur l’approvisionnement en volumes. Le profond réaménagement des infrastructures d’acheminement du gaz vers le Royaume-Uni dans les années 2000 suite à la chute de leur production nationale, et les détournements de cargos GNL vers le Japon post-Fukushima ont montré que le marché sait réagir à l’augmentation du risque d’approvisionnement à moyen et long terme, en apportant les volumes de gaz nécessaires.
À court terme, la situation est toute autre. Le risque de rupture d’approvisionnement en pointe augmente et les incitations et outils actuels ne semblent pas organisés pour gérer et prévenir ce risque. Ceci pourrait amener in fine à une dégradation de la qualité de la fourniture du gaz au consommateur final, et doit conduire à une réelle interrogation : sur le niveau de risque acceptable, sur l’allocation des responsabilités entre les différents acteurs, mais aussi sur les modalités de couverture des coûts socialisés du système gazier. Une refonte des mécanismes de régulation, au niveau européen, paraît dans tous les cas indispensable pour clarifier ces éléments, structurants pour le système gazier. Les tergiversations actuelles sur les différents modèles de marché de capacités électriques (censées internaliser l’externalité de la sécurité d’approvisionnement auprès des fournisseurs) montrent que les réponses sur ces sujets ne sont pas des plus évidentes, et demanderont une réflexion approfondie de la part de la filière gazière.
Par Emmanuel Grand,
Manager, Roland Berger Strategy Consultants
1 Le principal transporteur français, GRTgaz, et l’association européenne des industriels du gaz, Eurogas, prévoient dans leur dernière étude prospective une consommation en hausse de seulement +0,2 à +0,3 % par an d’ici à 2022-2025, dans des scénarios optimistes sur les consommations des centrales électriques (+7 %par an pour GRTgaz).
2 On pourra notamment citer, en France, le rapport prospectif du principal transporteur de gaz (GRTgaz) publié en août 2013 et la consultation du ministère en charge de l’Énergie (DGEC) en septembre 2013.
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