Les technologies affectent la société et ont des impacts directs sur son fonctionnement. Pourtant, les conséquences qu’elles peuvent avoir ne sont pas forcément évaluées en amont et peuvent causer autant de bénéfices que de préjudices. Des modèles existent pour s’interroger sur les conséquences des technologies dès la R&D.
Si les nouvelles technologies peuvent parfois être synonymes de progrès et avoir un impact positif sur notre mode de vie, elles ne sont pas exemptes de conséquences néfastes. Mais que leurs impacts soient positifs, négatifs voire les deux, réfléchir aux conséquences d’une technologie dès la conception s’avère fondamental. Avoir une approche éthique de l’innovation permet une meilleure prise en compte des impacts environnementaux, sociaux et sociétaux des nouvelles technologies.
Dominique Vinck, sociologue des sciences et de l’innovation et Professeur ordinaire à l’Université de Lausanne, revient sur les questions politiques soulevées par le développement des technologies et les méthodes pour avoir une approche éthique dès la conception. Il est également auteur de la ressource documentaire chez Techniques de l’Ingénieur : Prise en compte précoce des questions éthiques et sociétales dans la R et D.
Techniques de l’Ingénieur : Quelles questions éthiques soulève le développement des nouvelles technologies ?
Dominique Vinck : Tout d’abord, il y a un problème dans la définition du mot « éthique ». L’éthique se réfère à ce qui est bien ou mal au niveau des comportements individuels, or les problèmes liés aux technologies sont collectifs et les décisions prises aujourd’hui vont toucher plusieurs générations. Les gens parlent de « problème éthique » par erreur, ce sont des questions politiques qui touchent l’ensemble de la société.
Les technologies apportent des bénéfices mais aussi des préjudices, or la répartition entre les deux est inégale dans la société. En supposant qu’on ne puisse pas éviter les préjudices, il s’agit de se demander comment les rendre plus équitables. Par exemple, le nucléaire a des avantages majeurs comme le développement économique et l’absence de rejet de CO2, mais pose la question des déchets.
Le problème avec les technologies, c’est qu’elles affectent toute la société alors que les décisions ne sont prises que par des organisations ou entreprises individuelles. Ces choix ne sont pas délibérés dans la société, dans les instances représentatives élues pour nous représenter et prendre des grandes décisions pour notre avenir. Se pose alors un problème de démocratie technique, avec des choix pris par des sous-communautés sans prendre en compte les conséquences globales sur l’avenir.
Peut-on évaluer les conséquences d’une technologie en amont ?
L’immense majorité des innovations ne sont pas des innovations de rupture donc elles ne changent pas fondamentalement les choses. Ainsi, on peut étudier les analyses des précédentes innovations pour évaluer les conséquences des suivantes. Par exemple, on travaille aujourd’hui sur les véhicules électriques ou à hydrogène, mais on bénéficie tout de même de plus de 100 ans d’histoire de l’automobile derrière nous. On peut donc anticiper certaines conséquences potentielles et mener des enquêtes.
Ce n’est pas si différent du travail que réalisent déjà les ingénieurs. Lors de la conception d’une technologie, des simulations, des tests et des calculs sont réalisés pour s’assurer de la solidité, stabilité ou sécurité d’un produit. Il faudrait donc imaginer des simulations pour anticiper les usages d’une nouvelle technologie, l’organisation à mettre en place ou la législation qui doit l’accompagner.
D’ailleurs, il ne s’agit pas seulement de se demander quels seront les effets d’une technologie dans 20 ans, mais aussi ce qui existe dès aujourd’hui. Parfois, les conséquences sont connues mais on continue à faire courir des risques.
Qui doit se charger d’évaluer les impacts ?
Le mieux serait que chaque individu ait conscience de l’importance de l’éthique, et soit donc formé dès ses études puis qu’il continue à nourrir ces questionnements. Cependant, même avec une bonne sensibilisation, les pressions liées au cadre du travail marginalisent ces questions-là. Bien souvent, on sacrifie la qualité au profit du délai ou du coût.
Il faudrait donc que ces questions soient aussi portées à d’autres niveaux, notamment de l’organisation ou de l’entreprise. Mais il faut savoir comment l’instituer et vérifier que ça fonctionne. Faut-il passer par la législation sur les entreprises ou compter sur la responsabilité des industriels ? J’aimerais croire en la deuxième option mais au vu des pressions économiques, on a constaté plusieurs fois que sans la législation, les acteurs n’auraient pas bougé. Il s’agit également de pouvoir accueillir la parole quand il y a des problèmes. Les gros accidents ne viennent jamais des gros risques car ils sont connus et pris en compte en amont, mais de problèmes jugés mineurs et qui n’ont pas été considérés malgré les éventuelles alertes. Le principe de précaution voudrait que toutes les hypothèses et alertes soient étudiées, et il faut donc que l’institution soit organisée pour ça.
Enfin, il serait utile de concevoir des outils et méthodes pour aider à appréhender les impacts. Par exemple, des ingénieurs mécaniciens qui travaillaient dans la conception d’un moteur me disaient qu’ils auraient aimé avoir un indicateur pour évaluer rapidement l’impact écologique à chacun de leurs choix techniques. Donc il y a quelque chose à faire du point de vue des méthodes, car la seule bonne volonté ne suffit pas.
Quelles sont les différentes approches pour prendre en compte l’éthique dès la R&D ?
Il existe différentes méthodes, qui peuvent être combinées. Tout d’abord, on peut partir de l’évaluation des impacts que peut avoir une technologie. C’est une très bonne méthode mais elle comporte quelques faiblesses. D’abord, on peut difficilement imaginer les répercussions d’une innovation de rupture. Ensuite, les conséquences ne viennent pas seulement d’un choix technologique mais d’une série de choix divers réalisés par différents acteurs. Par exemple, le développement de l’automobile dépendait des choix des ingénieurs mécaniciens, mais aussi des groupes pétroliers, des législations qui ont favorisé les routes etc.
Une autre méthode est de partir de valeurs. Chaque technologie est la somme d’une infinité de choix, il s’agit donc de déterminer en amont quelles valeurs on souhaite respecter et à quoi on accorde le plus d’importance. Il peut s’agir de la satisfaction clients, l’impact écologique, la marge pour l’entreprise etc. Les choix se font donc en fonction de ces valeurs. Cette méthode permet de faire des choix rapidement, sans avoir besoin de réaliser des essais, des études, des calculs pour évaluer des conséquences futures. En revanche, il ne suffit pas toujours d’avoir choisi de bonnes valeurs pour éviter les conséquences négatives.
Une troisième approche consiste à mêler les acteurs donc à intégrer une variété de points de vue sur tout le processus. Quel que soit son niveau d’expertise, un spécialiste est toujours limité par son propre paradigme. Ainsi, impliquer des experts d’autres disciplines permet d’avoir une approche plus globale et de prendre en compte de potentielles conséquences qui n’auraient pas été imaginées. Mais outre les spécialistes, il faut aussi écouter la parole des membres de la société. Parfois, des riverains ou des patients ont une connaissance fine de l’effet de la pollution ou d’un médicament qui échappe aux experts. La diversité dans les équipes est également primordiale. La littérature à ce sujet démontre qu’au niveau de la créativité, de l’ingénierie, et de la performance économique des entreprises, la diversité est un facteur prédictif des performances. Il s’agit de diversité de sexe, genre, origine, classes sociales. Malheureusement, il existe encore de nombreux freins que je n’explique pas, qui font qu’une partie des ingénieurs hommes aiment rester entre eux et sont mal à l’aise avec d’autres personnes, avec les femmes. C’est un problème à prendre au sérieux car il a un effet désastreux sur l’ingénierie.
Parmi ces approches, y en a-t-il des plus efficaces que les autres ?
Globalement, non. Il faudrait combiner toutes ces méthodes mais cela demande du temps, des ressources, donc il faut trouver un compromis. Dans la théorie rationnelle de la prise de décision, on dit qu’il faut imaginer toutes les solutions à un problème, les comparer puis choisir la meilleure. Or dans la réalité, on définit le problème en fonction de notre domaine de compétence donc on ne le définit pas de manière globale, et lorsqu’on trouve une solution, elle dépend aussi de notre expertise. Dans le processus de décision, on remarque qu’on ne cherche pas plusieurs solutions : on choisit la première solution satisfaisante, or on sait que la première solution est régulièrement sous-optimale. Mais le manque de temps fait qu’on ne peut pas trouver des dizaines de solutions. Par exemple, l’entreprise Legrand qui produit des infrastructures électriques avait trouvé un compromis organisationnel : à chaque problème, ils s’imposent de trouver trois solutions satisfaisantes avant de choisir la meilleure.
Propos recueillis par Alexandra Vépierre
Retrouvez la ressource documentaire Prise en compte précoce des questions éthiques et sociétales dans la R et D écrite par Dominique Vinck.
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