Techniques de l’Ingénieur : Une crise telle que celle que l’on vit aujourd’hui était-elle prévisible ?
Corinne Lepage : Une crise sanitaire était prévisible depuis l’épidémie de H1N1, mais celle-ci et dans les conditions exactes que nous vivons aujourd’hui, je ne crois pas. Pourtant, déjà à l’époque, il était très clair qu’il y aurait d’autres épidémies. On sait également que le dérèglement climatique entraîne un risque épidémique supplémentaire dans la mesure où la fonte du pergélisol [sol gelé des régions arctiques, NDLR] libère des molécules susceptibles de faire apparaître des maladies dont nous ignorons encore l’existence.
Le secteur médical était-il suffisamment préparé ?
Pour des raisons budgétaires, ce gouvernement a refusé de faire les investissements qui étaient nécessaires dans les hôpitaux. Si au fil des années, on a fermé 100.000 lits dans les hôpitaux, ce n’est pas pour des raisons des santé, mais pour des raisons budgétaires. Cela est inadmissible.
Cette crise met à mal notre système économique. Qu’en conclure ?
Il est clair qu’il y aura un avant et un après. Et nous avons une chance historique qu’il y ait un après qui réduise les risques auxquels nous sommes exposés. Le grand sujet, c’est de savoir comment on repart.
Donc, comment faire évoluer notre modèle économique ?
D’abord, je pense que nous avons besoin de réfléchir sur l’organisation de l’État et la manière dont nous utilisons nos fonds publics. Nous sommes un pays hyper fiscalisé, nous avons plus de 50 % de notre PNB qui repart à l’État. Une partie part en redistribution sociale, ce que je ne remets pas du tout en cause. L’autre partie sert au fonctionnement de l’État. Quand on regarde les schémas qui sont faits autour du monde de la santé, on se rend compte qu’une immense partie des fonds finance des organismes administratifs qui n’ont rien à voir avec le soin direct aux patients. Donc il faut repenser notre organisation, et je peux dire la même chose pour la justice et l’éducation nationale. Il est urgent de remettre le service public au cœur des priorités, et non l’organisation administrative qui l’entoure. L’argent doit aller aux hôpitaux, à la recherche, et aux personnels qui doivent être payés convenablement.
Ensuite, il serait nécessaire de se poser la question de l’échelle des salaires. On se rend compte que ce sont les gens sous-payés qui tiennent la société. Ce sont le monde médical, les professeurs, les livreurs, les caissiers, les travailleurs du BTP, tous ce qui fait que la société ne peut plus fonctionner si ces gens ne travaillent pas. Pourtant, ce sont les gens qui, dans notre pyramide sociale, sont les moins bien considérés, et les plus mal payés. Bien sûr, il faut garder à l’esprit la notion de compétitivité, car on ne peut pas augmenter nos coûts pour ne plus pouvoir vendre nos produits et services à l’étranger, c’est une évidence. Mais simplement, il y a une échelle des rémunérations à revoir.
Idéalement, dans quel contexte cette restructuration économique devrait-elle être mise en place ?
Deux écoles s’affrontent de manière binaire. Or, le binaire est toujours dangereux. D’un côté, il y a les gens qui disent qu’il faut mettre de côté toutes les normes sociales et environnementales au profit du business pur et dur. De l’autre, la planète écolo affirme que le moment est venu de complètement changer notre fusil d’épaule, et de repenser une organisation économique totalement différente. Mon cœur penche évidemment pour cette deuxième solution. Mais je la pense très difficile à mettre en œuvre dans l’économie très dégradée qui va être la nôtre. Donc, il me paraît essentiel de définir des priorités. On peut éviter d’investir dans ce que l’on sait être contraire au long terme. Je veux dire par là que le redéploiement économique doit se faire en considération des impacts sur le climat, la biodiversité, la santé, et la lutte contre la fraude. Les activités économiques qui sont mauvaises pour le climat, la biodiversité et la santé ne doivent pas être encouragées. Ainsi, nous pourrions entrer dans un cercle beaucoup plus vertueux.
Cette crise annonce-t-elle le déclin de la mondialisation économique ?
Je pense que la mondialisation comme on l’a connue, qui est à l’origine des inégalités, il faut lui tourner le dos. Non pas pour revenir à une fermeture des frontières et à un protectionnisme, mais pour revenir à beaucoup plus d’autonomie territoriale. On ne peut plus faire fabriquer tous nos médicaments en Chine. On ne peut plus dépendre des autres sur tout ce qui est vital. Donc, penser en termes d’autonomie alimentaire, sanitaire, énergétique, digitale, me paraît absolument essentiel. Je n’envisage pas nécessairement une autonomie à l’échelle nationale. Il faut une échelle d’autonomie du local à l’européen. L’échelle européenne devrait être la bonne échelle pour l’industrie, à la condition de faire disparaître ce qui ne marche pas en Europe. En revanche, il faut avoir conscience de l’interdépendance que nous avons les uns envers les autres et des besoins de solidarité. Et la crise du Covid-19 le montre bien. Il est essentiel de prendre en compte ce qui a bien marché à un endroit. En ce sens, il faut une vision planétaire. Le dérèglement climatique, c’est planétaire, la biodiversité, c’est planétaire. Et on a compris que la santé, c’est également planétaire. Donc on a besoin de planétarisation, c’est-à-dire de penser à l’échelle de l’humanité, les sujets qui concernent toute l’humanité.
Propos recueillis par Chaymaa Deb.
Cet article se trouve dans le dossier :
Penser l’après Covid-19 : vers quels modèles économiques se tourner ?
- Penser l'après Covid-19 : vers quels modèles économiques se tourner ?#1 L'économie planétarisée
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