Mise au point aux côtés de Claude Berrou – membre de l’Académie des sciences et inventeur, notamment, des turbocodes – par trois ingénieurs amis d’enfance, l’Oreille Augmentée des Soignants d’OSO-AI permet d’alerter en temps réel les personnels soignants d’une situation d’urgence vécue par l’un de leurs patients, et ce simplement grâce à l’analyse de l’ambiance sonore de sa chambre. Capable de déceler de manière intelligente des évènements ponctuels tels que des cris, des gémissements ou encore des vomissements, la solution permet aussi de suivre des situations inscrites dans un temps plus long, telles que le sommeil. De quoi alléger le travail de rondes systématiques auquel sont contraints les soignants, et d’accroître ainsi le temps de soin passé auprès de chaque patient, comme nous l’explique Philippe Roguedas, co-fondateur et directeur des opérations d’OSO-AI.
Techniques de l’Ingénieur : Qu’est-ce qui vous a conduit à co-fonder OSO-AI ? Quelles ont été les principales étapes franchies depuis sa création ?
Philippe Roguedas : OSO-AI a été co-fondée par quatre associés, parmi lesquels trois vieux copains d’école : Gilles Debunne, Olivier Menut et moi-même. Nous nous connaissions depuis une trentaine d’années, et nous avions pour autre point commun d’avoir été expatriés un temps aux États-Unis dans le cadre de nos emplois respectifs. Cela a certainement contribué à nous donner l’envie de devenir entrepreneurs. Ce désir s’est finalement cristallisé autour du dialogue que nous avons engagé avec un enseignant-chercheur à l’IMT Atlantique : Monsieur Claude Berrou, une sommité brestoise ! Membre de l’Académie des sciences, il est l’inventeur des turbocodes, lauréat du Prix Marconi… et il a consacré ces dix dernières années à des travaux de recherche sur l’intelligence artificielle, notamment la reconnaissance intelligente des sons.
Ensemble, nous avons pris conscience de l’immensité des informations véhiculées par le son. Nous avons donc imaginé créer une entreprise autour de ce constat de base.
Rapidement, nous sommes arrivés à la conclusion que l’analyse des bruits était au centre des pratiques d’une catégorie de professionnels en particulier : les soignants. Dans les établissements sanitaires ou médico-sociaux, ces professionnels déclenchent bien souvent leurs interventions parce qu’ils ont entendu un bruit suspect dans une chambre. C’est donc ce point de départ qui a motivé la création d’OSO-AI fin 2018.
Début 2019, nous avons commencé à expérimenter dans des EHPAD ce que pourrait être le service que nous envisagions de rendre. L’objectif était tout d’abord de parvenir à comprendre les sons utiles à l’accompagnement, la prise en charge des personnes. Il nous fallait aussi trouver le bon moyen de transmettre cette information en temps réel aux soignants. Nous avons ainsi développé un petit boîtier, que nous avons baptisé « l’Oreille augmentée des soignants ».
En 2020, nous avons levé quatre millions d’euros grâce à trois fonds d’investissement, dont le fonds de co-investissement de la Région Bretagne. En 2021, nous avons commencé à déployer notre solution dans des structures d’accueil de personnes en situation de handicap : maisons d’accueil spécialisé (MAS) et foyers d’accueil médicalisé (FAM). Ces établissements sont en effet souvent confrontés aux mêmes problématiques que les EHPAD, notamment une insuffisance du nombre de soignants à même de détecter les situations de détresse : chutes, cris, gémissements, vomissements, étouffement, intrusions… Toutes ces situations génèrent du bruit, nous avons donc appris au cours de cette période d’expérimentation à les reconnaître pour fournir des alertes très qualifiées aux soignants. Nous avons aussi développé des capacités de compréhension de certains mots-clés, qui seront complétées à terme par l’analyse de ce qui n’est pas verbalisé, tel que le stress dans la voix.
Plus récemment, en 2022, nous avons obtenu plusieurs reconnaissances. Nous sommes par exemple cités dans le Plan antichute du ministère de la Santé. Nous avons également été lauréats d’appels à projets nationaux, qui nous ont permis de mettre en place des études d’impacts visant notamment à démontrer les bénéfices de notre solution pour les soignants.
Quels sont justement les intérêts majeurs de votre solution ?
L’hypervigilance est une cause importante de la charge mentale de ces professionnels du soin, qui doivent en permanence tendre l’oreille. Le dispositif que nous avons mis au point fournit une information automatiquement mise à leur disposition, au contraire de « l’appel-malade » traditionnel, qui requiert quant à lui un appui sur un bouton. Cela est bien souvent impossible, notamment en EHPAD, avec des personnes souffrant de difficultés cognitives ou physiques. Les soignants sont donc contraints à des rondes aléatoires et systématiques, qui vampirisent une grande partie de leur temps. Nous sommes ainsi venus inverser cette situation, en proposant une information beaucoup plus automatique et systématique, qui permet de libérer du temps de soin. Nous fournissons également des informations en lien avec les activités des résidents, en particulier sur le sommeil. Cela représente un gros enjeu.
Très concrètement, ces informations sont fournies d’une façon très spécifique : les soignants se voient remettre un smartphone, qui va leur permettre de recevoir l’information en continu. Pour le sommeil, par exemple, cette information est fournie sous forme d’icône. En cas d’incident, le soignant reçoit cette fois une alerte au format SMS, message qui se veut descriptif : il indique s’il s’agit de cris, de gémissements, d’étouffement… Le soignant peut ainsi, d’un simple coup d’œil et à distance, évaluer ce qui se passe. C’est une différence majeure par rapport à l’appel-malade traditionnel.
Nous permettons également au soignant d’écouter un petit segment de son en cas de situation d’urgence. Ce type d’alerte est le seul moment ou un extrait sonore est enregistré et transmis à l’extérieur de la chambre. Le son fourni à ce moment-là permet aux soignants de bien cerner l’ampleur et le degré d’urgence de la situation. Il s’agit d’un vrai game-changer dans le travail du soignant. Cela lui permet en effet de réagir de manière proportionnée face au besoin exprimé.
Comment êtes-vous parvenus à mettre au point cette solution ?
Nous sommes partis du constat très simple que nous avions besoin de data pour nourrir nos algorithmes d’intelligence artificielle. Nous avons donc mis en place les expérimentations que j’évoquais, avec le soutien de la Région Bretagne et de Bpifrance, notamment, et celui du CHU de Brest, qui nous a ouvert les portes de quatre établissements. Nous avons ainsi pu y constituer notre base de données unique au monde portant sur l’environnement sonore de personnes fragiles. Le temps passé dans ces établissements nous a aussi permis de bien comprendre chacune des situations qui peuvent se présenter, et de les « étiqueter » : nous avons constitué une équipe interne de data-labeler, des gens – beaucoup d’anciens soignants – dont le métier consiste à mettre des étiquettes sur chacun des sons d’intérêt permettant de nourrir nos algorithmes.
Nous avons par ailleurs constitué une infrastructure robuste à plusieurs titres : au niveau de la sécurité, mais aussi dans sa capacité à déployer facilement des mises à jour. Nous savons en effet que les capacités de reconnaissance de notre dispositif sont vouées à s’améliorer en continu.
Très concrètement, comment déployez-vous cette solution au sein des établissements de soins ?
L’infrastructure est extrêmement légère : elle est basée sur un boîtier à peine plus grand qu’un paquet de cigarettes. Installé dans chacune des chambres, il est simplement collé sur le mur, branché sur une prise électrique et connecté au wifi. L’information est en effet essentiellement traitée à distance, sur nos serveurs, puis envoyée après traitement sur les smartphones remis aux soignants. Notre objectif, depuis nos débuts, était de développer un dispositif facile à déployer et sans aucun réglage pour les soignants.
Nous avons par ailleurs construit des algorithmes d’IA capables de s’adapter à la vie de chaque patient et à son environnement : l’un des enjeux est de rester parcimonieux dans le nombre d’alertes envoyées ; il faut éviter les faux positifs.
Outre les établissements de soins collectifs, votre solution peut-elle être déployée directement au domicile d’un patient ?
Tout à fait. Nous sommes présents dans les domiciles depuis 2021 et il s’agit de l’une des directions que nous poursuivons aujourd’hui. Nous travaillons notamment avec des dispositifs appelés « EHPAD hors les murs ». Il existe de plus en plus de structures de ce type. Un vrai maillage du territoire est en train de se développer.
Quelle importance la protection de la vie privée et des données personnelles revêt-elle pour vous ?
Il s’agit d’un sujet majeur, que nous traitons avec toute l’attention qu’il mérite. Un des premiers garde-fous que nous avons mis en place repose ainsi sur un principe simple : nous n’avons jamais accès au nom des personnes. L’information est d’autre part traitée de manière entièrement automatique, à la volée, sans enregistrement, sauf dans les situations d’urgence que j’évoquais, où seul un petit fragment est transmis aux soignants.
À quelle échelle votre solution est-elle actuellement déployée ?
Nous avons équipé, pour l’heure, un millier de chambres environ. Nous comptons tripler ce chiffre au cours de l’année. Nous commençons vraiment à faire parler de nous. Nous avons ainsi annoncé récemment une levée de fonds de 10 M€. Cela va nous permettre d’étoffer notre équipe – nous sommes une trentaine et souhaitons doubler nos effectifs d’ici 12 mois –, mais aussi d’étendre notre développement à d’autres univers, tels que le domicile, que j’évoquais, ou encore à la pédiatrie, la pneumologie et la psychiatrie, des univers dans lesquels les bruits sont particulièrement riches en informations, y compris en termes de suivi de l’évolution dans le temps. Nous ne nous concentrons pas que sur l’analyse de bruits ponctuels.
Pour tout cela, nous pouvons compter sur des partenaires fidèles : nous continuons à entretenir des liens privilégiés avec l’IMT Atlantique – où OSO-AI a été incubée et où Claude Berrou a fait sa carrière – mais aussi d’autres partenaires régionaux – la Région Bretagne, le CHU de Brest… –, des acteurs tels que le groupe VYV, mais aussi Bpifrance qui nous a apporté de précieux financements.
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