Avec le développement de villes intelligentes, c’est-à-dire très technologiques avec des infrastructures interconnectées, va se poser la question des prises de décisions en temps réel : comment anticiper un accident, comment réagir lorsqu’il se produit, comment anticiper et éviter des épisodes de pollutions, gérer le trafic aérien, maritime, la trajectoire de drones, anticiper et réguler la consommation d’énergie, surveiller l’état de santé des infrastructures, etc. C’est l’objectif d’un projet international de 5 ans piloté par le CNRS et basé à Singapour qui démarre cet automne. Francisco Chinesta, enseignant-chercheur aux Arts et Métiers, nous explique comment il compte, avec l’aide d’environ 160 chercheurs et ingénieurs, répondre à ces questions.
Techniques de l’Ingénieur : Pourquoi monter un projet autour des villes intelligentes à Singapour ?
Francisco Chinesta : Le campus d’excellence CREATE a été créé il y a une dizaine d’années à Singapour pour attirer des universités phares à l’échelle mondiale. On y trouve des antennes du MIT, de l’université de Berkeley, de l’université de Cambridge… Et le CNRS a rejoint ce campus en septembre 2019 pour représenter la recherche française, avec Dominique Ballargeat à sa direction. Nous avons proposé un projet autour la ville intelligente et de l’IA à la National Research Foundation (NRF) rattachée au bureau du Premier ministre de Singapour, qui a accepté de nous accompagner. Le programme a été sélectionné pour un financement à hauteur de 20 millions d’euros alloués aux moyens matériels, aux séjours à l’étranger, à l’expatriation des chercheurs français, et à l’embauche d’environ 80 contractuels (des ingénieurs de recherche, doctorants, ou post-doctorants). S’ajoute à ça environ 80 chercheurs confirmés dont environ la moitié employés du CNRS, et les différentes universités et écoles françaises partenaires du projet. Les autres 40 chercheurs sont issus des différentes universités et laboratoires de recherche singapouriens.
Singapour est un endroit idéal pour tester des applications liées aux « smart cities » puisque c’est une ville-état qui se veut être une vitrine technologique.
Pourquoi est-ce compliqué de mettre en place des « smart cities » ?
La première raison vient de la taille du système. Une ville est un grand système, ce n’est pas la même chose qu’un bâtiment. La deuxième raison est la complexité même d’une ville, où de nombreuses disciplines se rencontrent. On doit gérer dans un même espace les réseaux d’énergie, le trafic aérien et maritime, les drones, les voitures, les transports en commun, la qualité de l’air, l’état des infrastructures… sans oublier les citoyens qui sont au cœur des villes. Il faut les prendre en compte puisque ce sont eux qui vont subir les conséquences des choix pris pour gérer ces villes intelligentes. Par exemple, quelle est l’acceptabilité de la présence des drones en ville ou des décisions prises par les systèmes intelligents ? Il y a donc aussi une dimension humaine et sociétale à prendre en compte dans ces systèmes complexes.
Comment optimiser ces villes ?
Il faut savoir prendre des décisions le plus rapidement possible, concernant une probabilité d’accidents, l’arrivée d’un épisode de pollution… Sauf que prendre des décisions rapides pour des systèmes critiques, on ne sait pas le faire avec des méthodes de modélisation classiques.
Les deux solutions potentielles pour la prise de décision sont soit basées sur les connaissances qu’on a déjà, soit sur l’intelligence artificielle (IA) et l’apprentissage machine. Dans le premier cas, une ville est tellement complexe, avec de fortes variabilités, fluctuations et méconnaissances, que toutes les prédictions faites avec des équations « classiques » issues des lois de la physique risquent de s’écarter de la réalité observée. L’échelle est trop grande, les systèmes trop complexes, les décisions trop risquées, la prise de décision trop rapide, sans oublier la prise en compte de l’Humain dans la boucle qui échappe aux modélisations déterministes classiques. Son libre arbitre fait qu’on ne peut pas savoir à l’avance quelle décision il prendra face à telle ou telle situation.
Dans le cas de l’intelligence artificielle, disons « classique », puisque basée exclusivement sur la donnée recueillie, l’ordinateur peut traiter un très grand nombre de données pour en extraire de la connaissance et ainsi faire des prédictions. Le problème est que, dans une ville, il n’y a pas forcément beaucoup de données. On ne met pas des capteurs tous les 10 cm dans des bâtiments par exemple, ce serait trop cher. Or il faudrait un très grand nombre de données pour obtenir des modèles et précisions fiables avec l’IA.
L’idée dans le projet DesCartes est donc de mélanger les deux solutions, associer les connaissances déjà acquises par les lois de la physique et l’IA : on parle d’IA hybride. Il s’agit de perfectionner et d’enrichir ce que l’on sait plutôt que de tout réapprendre par l’IA. L’IA hybride s’intéresse seulement à ce que nous ne connaissons pas déjà et devient moins gourmande en quantité de données et donc plus simple à comprendre, à interpréter et à expliquer.
Quels sont les objectifs du projet ?
Nous allons construire trois démonstrateurs, en partenariat avec des groupes industriels (EDF, Thalès, le Cetim, Aria et d’autres à venir) ainsi qu’avec le groupe ESI pionnier de l’introduction du concept du jumeau hybride. Le premier, autour des Smart Grids, se focalisera sur les réseaux intelligents pour l’énergie. Dans le deuxième, Remote Sensing, des drones vont être utilisés pour inspecter des infrastructures permettant le diagnostic et le pronostic, pour prendre des décisions concernant la maintenance ou l’évacuation par exemple. Et au sein d’Urban Mobility, le troisième démonstrateur, les trajectoires des drones seront étudiées, notamment pour les adapter en temps réel aux vents qui changent continuellement et aux effets des turbulences créées par les bâtiments. Ces démonstrateurs serviront de preuves de concept. Mais nous allons également discuter régulièrement avec les agences gouvernementales singapouriennes pour adapter nos travaux aux défis sociétaux auxquels Singapour souhaite répondre.
On souhaiterait aussi créer une plateforme en open access dans laquelle n’importe qui pourrait introduire des données et des connaissances pour produire, avec l’aide de l’IA Hybride, des applications capables de contrôler les systèmes complexes. Cette plateforme, « DesCartes Builder », serait l’un des principaux résultats technologiques du programme.
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