Chercheuse indépendante, spécialiste en géopolitique du numérique, Ophélie Coelho est membre du Conseil scientifique de l’Institut Rousseau. Ses travaux abordent les enjeux relatifs à la géopolitique des infrastructures et des technologies numériques. À ce titre, elle étudie également les phénomènes de dépendances techniques et industrielles, leurs conséquences sur la formation du droit du numérique et leurs externalités négatives sur l’environnement.
Techniques de l’Ingénieur : vous consacrez quelques pages aux « projets manqués de la souveraineté numérique européenne » comme le moteur de recherche Quaero et des multiples projets de cloud français. Dans bien des cas, les échecs sont imputables aux décideurs politiques qui favorisent les grandes entreprises au détriment d’une stratégie cohérente.
Ophélie Coelho : Il y a une croyance des décideurs politiques et des chefs d’entreprise selon laquelle il est préférable de créer de grosses entités plutôt que de faire confiance à des entreprises plus petites. On court après le « champion européen » et on prend souvent Airbus comme référence. C’est un discours rassurant pour le décideur, qui pense ainsi ne pas prendre de risques avec de petites entités qui ne seraient pas encore matures. En réalité, en Europe et en France, il y a des start-ups et des PME qui ont atteint un bon niveau de maturité, mais qui ne savent pas vendre leurs solutions. Dans le monde du logiciel, il n’est pas nécessaire d’avoir des armées de développeurs pour créer un produit viable. Mais, en face, il y a des entreprises très rodées qui sortent des plaquettes marketing pour vendre des solutions « sur étagère », voire des technologies qui n’existent pas encore comme l’informatique quantique.
Associés à des problèmes de capacités de financement, ces mécanismes psychologiques – plutôt que d’ordre idéologique – ont des répercussions sur les choix technologiques. C’est un problème connu dans notre histoire numérique, l’un des exemples les plus célèbres étant l’occasion manquée dans le cloud, avec un investissement dans les télécoms avec Numergy et Cloudwatt alors même que des PME offraient sur le marché des technologies déjà matures dans le domaine, qui auraient pu bénéficier d’une commande publique à l’époque.
L’histoire risque-t-elle de se répéter avec l’informatique quantique ?
Depuis quelques années, nous constatons une volonté en Europe et en France d’atteindre plus de souveraineté technologique. La souveraineté absolue est-elle réaliste, voire même souhaitable ? Ce qui me semble important est en tout cas d’être en mesure de protéger la société dans son ensemble des risques de la mise en dépendance par des acteurs dont la boussole n’est pas le bien commun. L’un des piliers serait de maîtriser des technologies clés ou des chaînons de dépendance essentiels.
Pourquoi les câbles sous-marins sont-ils devenus un enjeu stratégique ?
Le développement du numérique et des réseaux internet s’est fait en parallèle de celui de la mondialisation. D’une part, les câbles sous-marins ainsi que les réseaux satellitaires permettent de relier les réseaux terrestres des différents pays. Il y a néanmoins un changement de configuration dans le secteur, avec une forme de prédation sur ces infrastructures clés de la part des géants du numérique. Au départ, posséder des câbles sous-marins leur permet de réduire les coûts de « transports transcontinentaux » des données à long terme. Mais aussi d’étendre leurs technologies dans le monde entier. Ils ne sont évidemment pas seuls sur cette couche infrastructurelle, mais en mettant la main sur ces câbles sous-marins, les multinationales du numérique deviennent également des contrôleurs d’accès, des « douaniers » sur les routes des données numériques. Pour ces géants, ces câbles ainsi que les logiciels sont un levier de pouvoir pour négocier avec les États et empêcher la mise en place de réglementations trop contraignantes.
Là aussi, l’Europe n’a plus les moyens de résister ?
Pas encore ! L’Europe perd, en effet, un peu de souveraineté car les télécoms ne créent plus de « routes » sous-marines. Les chantiers récents sont plutôt sur des tronçons de route, des câbles reliant des îles, etc. Néanmoins, ce qui est important dans une situation d’interdépendance, c’est qu’il existe de nombreux leviers de puissance. Par exemple, il reste encore la possibilité d’agir par la maîtrise d’un autre chaînon de dépendance, via les acteurs de pose et de maintenance de ces câbles. La force de la France dans ce domaine s’appelle Orange Marine qui opère six navires câbliers et un navire de survey.
On s’inquiète de plus en plus de la forte consommation en eau des datacenters. Vous citez le cas de Google qui engloutit 15 milliards de litres par an pour refroidir ses serveurs ! Cet approvisionnement quotidien entraîne un stress hydrique. Résultat, de plus en plus de villes s’inquiètent de l’implantation d’un datacenter sur leur territoire.
Pour Google, la réduction de la consommation de ses datacenters n’est pas sa priorité. Il n’investit pas dans ce domaine car il a d’autres priorités et parce qu’aucune législation ne freine son expansion en interdisant la construction d’un datacenter consommant plus de tant ou tant d’énergie. Quand Google aura terminé ses plus gros projets, il s’attaquera certainement à la consommation d’eau. En attendant, il fait comme toutes les multinationales du numérique pour verdir son image : du marketing à outrance sur quelques centres de données moins consommateurs d’eau. Mais, l’arbre ne saurait cacher la forêt.
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