Polarisée à l’extrême, la question de la place du nucléaire en France déchaîne souvent les passions. Les anti- et les pro- échangent des arguments dans le meilleur cas, et bien souvent ne s’écoutent plus. Au milieu, la majorité de la population n’a pas d’avis réellement tranché. Le sujet pourrait pourtant s’inviter dans le débat, car il faut décider la reconduite ou l’arrêt du parc vieillissant de 56 réacteurs (depuis que deux ont été arrêtés à Fessenheim), tout en envisageant simultanément la construction de nouveaux EPR.
Antoine de Ravignan, rédacteur en chef adjoint à Alternatives économiques vient de publier un livre très pédagogique sur cette question, intitulé « Nucléaire, stop ou encore ? ». Même s’il penche plutôt du côté du « stop », il sait mettre en avant les avantages de l’atome. Il nous livre quelques réflexions.
Techniques de l’Ingénieur : Le nouveau mandat d’Emmanuel Macron et sa volonté de planification écologique sont-ils propices à un nouveau débat sur le nucléaire ?
Antoine de Ravignan : Par le passé, il n’y a jamais eu de débat de fond sur l’intérêt de développer une filière nucléaire en France. Mais nous ne sommes plus dans les années 1960-1970 où le gouvernement pouvait décider d’un programme nucléaire civil sans aucune concertation. Notamment, depuis 2016, la Commission nationale du débat public (CNDP) peut être saisie sur des plans ou programmes, comme elle l’a été pour la dernière programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) ou le plan national de gestion des déchets et matières radioactives. Ce débat est nécessaire et ne doit pas porter seulement, au cas par cas, sur tel projet nucléaire. Il doit être l’occasion de choisir collectivement notre système énergétique pour l’avenir. L’urgence climatique et le besoin de planification ne devraient pas empêcher que la CNDP, garante des conditions démocratiques du débat, soit saisie à ce sujet, ce qui reste possible par 60 députés ou 60 sénateurs ou 500 000 résidents sur le territoire français (ressortissants de l’UE et majeurs).
S’il avait lieu, le cadre de ce débat devrait aussi être bien précisé : en plus de l’indépendance de l’organisateur (ce qui est le cas de la CNDP), il est nécessaire de bien délimiter le champ de la discussion et la question posée ; il faut ensuite permettre à tout le monde d’y participer et enfin être très clair sur ce qui sera fait du résultat du débat. Mais je suis assez pessimiste. A priori, les pouvoirs publics n’ont pas la volonté de lancer un tel débat. En 2019, le gouvernement a d’ailleurs subrepticement passé une disposition dans la loi énergie-climat pour que la future PPE et la Stratégie nationale bas-carbone fasse seulement l’objet d’une simple « concertation préalable adaptée ».
Les données sur l’impact d’un système avec ou sans nucléaire sont-elles suffisantes pour éclairer le débat ?
Pendant longtemps, il y a eu une forte culture du secret dans la filière nucléaire. Ce n’est pas encore parfait – le manque d’information lors des récents problèmes de l’EPR de Taishan en Chine le prouve – mais c’est bien mieux qu’avant. À la suite de l’accident de Tchernobyl, l’expertise citoyenne est montée en puissance et a forcé l’État à être plus transparent ; l’exigence des associations et la création d’une autorité de sûreté indépendante, l’ASN en 2006, ont aussi permis de mieux informer le public. On a aussi beaucoup progressé sur la connaissance des coûts, notamment grâce aux travaux de la Cour des comptes.
Le rapport récent de RTE sur les Futurs énergétiques fait la synthèse des données existantes et permet de mieux saisir les options possibles, y compris la capacité des filières à réaliser des objectifs élevés de nucléaire ou d’énergies renouvelables. Concernant les coûts comparés des systèmes électriques avec sortie ou relance du nucléaire (et prolongation poussée du parc actuel), RTE fait apparaître des écarts somme toute assez limités, ce qui relativise beaucoup l’idée que l’intérêt économique de poursuivre dans le nucléaire justifierait d’en courir les risques. D’autant que les marges d’incertitudes sont très importantes. Elles portent principalement sur les coûts de financement. Aux conditions actuelles, les coûts globaux du système électrique en 2050 sont semblables, qu’on relance le nucléaire ou qu’on mise uniquement sur les énergies renouvelables. Ensuite, vu les risques d’allongement des délais et de hausse des coûts d’un nouveau programme nucléaire, une garantie publique sera nécessaire lors de l’investissement initial dans des réacteurs et pour sécuriser leurs revenus. Quelle ironie de l’histoire : les subventions aux énergies renouvelables étaient vilipendées par les pronucléaires et désormais ce sont eux qui les demandent pour construire de nouveaux EPR.
En France, comme le rapport au nucléaire reste très politique, voire idéologique, ces questions ont du mal à être clairement exposées. D’autant plus qu’on est souvent obligé de déminer de fausses idées.
Lesquelles ?
Dans mon livre, je liste plusieurs fausses affirmations. Arrêter le nucléaire voudrait dire le retour à la bougie ? Tous les scénarios de RTE et de l’Ademe montrent que ce n’est pas le cas. Le nucléaire serait moins cher ? Comme je l’ai dit précédemment, c’est loin d’être le cas vu le coût du capital de ces immenses investissements. Le nucléaire serait plus sûr ? Le risque d’accident est pourtant bien réel et les incidents se multiplient sur les réacteurs vieillissants. Le nucléaire assurerait notre indépendance énergétique ? Il faut bien importer l’uranium et la promesse de réutilisation des combustibles usés via des réacteurs surgénérateurs – le vieux programme « superphénix » qu’on ressort du chapeau en en changeant le nom – ne repose sur aucune base économique et industrielle. Une solution 100 % renouvelable serait impossible techniquement à cause de la variabilité de l’éolien et du solaire, et serait écologiquement insoutenable ? Là aussi, les travaux scientifiques, comme dernièrement les rapports RTE-AIE et de l’Ademe, montrent la faisabilité d’une telle solution.
Tous ces poncifs détournent l’attention des Français du vrai enjeu qui est de savoir comment faire évoluer nos modes de vie vers plus de sobriété et d’efficacité. L’impératif est à la réduction de nos consommations d’énergies et de matières, et cela devra être fait avec ou sans nucléaire.
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