Tout commence avec la décision de Kentzaburo Ōe de boycotter le Festival de littérature japonaise d’Aix-en-Provence dont il est l’invité d’honneur, afin de dénoncer les essais nucléaires français.
Claude Simon, soutenant la reprise des essais décidée par Jacques Chirac, réagit de façon violente :
«Vous avez cru devoir, il y a peu, manifester assez grossièrement votre hostilité à mon pays, où vous aviez été invité, en flétrissant les essais nucléaires auxquels celui-ci procède sur un petit îlot du Pacifique à des milliers de kilomètres de chez vous et d’autres pays. De multiples voix d’experts ont cependant affirmé que ces essais sont d’une parfaite innocuité sur l’environnement, tant terrestre que maritime ou humain. Au surplus, à qui fera-t-on croire sans rire que la France médite une guerre d’agression.»
Pour justifier sa position, Claude Simon revient sur les exactions commises par les militaires japonais pendant la deuxième guerre mondiale. Selon lui, la réaction de Ōe illustre la lâcheté et l’hypocrisie de son pays :
«On a complaisamment répandu (cela frappe l’imagination de ceux qui en sont dépourvus) les photographies des ruines d’Hiroshima ainsi que des pitoyables victimes souffrant encore, des années après cette catastrophe, de brûlures et d’affections cancéreuses découlant de la radio-activité. On n’a pas, par contre, montré les photos des populations japonaises contraintes au suicide par vos militaires à l’approche de l’ennemi, non plus celles des survivantes de ces femmes et de ces jeunes filles enfermées dans vos bordels militaires et dont l’équilibre psychique est au moins aussi estropié à jamais que peuvent l’être des corps par des brûlures ou des cancers. J’ai même lu (mais détrompez-moi si cette information est inexacte) que des « médecins » japonais auraient procédé sur des prisonniers de guerre américains (l’équipage, en particulier, d’un bombardier) à des « expériences » d’une impensable horreur dont on n’a connu l’équivalent que dans les camps d’extermination de l’Allemagne nazie, cette Allemagne d’où aujourd’hui, dit-on, provient une grande partie des fonds de financement de Greenpeace.»
Couverture du livre de Kenzaburo Ōe, Dites-nous comment survivre à notre folie ?
L’écrivain japonais, très choqué par les propos de Claude Simon, déplore le patriotisme de son homologue français qui, selon lui, l’empêche d’avoir une véritable conscience écologique :
«Au lieu de critiquer à mon tour une réaction excessive à mettre sur le compte d’un esprit bercé de la Gloire de la Grande France, je me contenterai de dire avec une réelle tristesse que c’est là une interprétation contraire à la réalité et due à l’éloignement de nos deux pays […]. Lorsque vous vous moquez de ceux qui disent que la France est prête à déclencher une guerre d’agression avec ses armes nucléaires, je ne peux certes qu’être d’accord avec vous, mais je tiens aussi à souligner que Jacques Chirac a déjà commencé à agresser l’environnement mondial […]. Cet automne, j’ai fait la connaissance à l’université des Nations unies à Tokyo d’un autre Français remarquable : le commandant Cousteau. Et je me suis demandé pourquoi la voix de ce grand océanographe n’est pas parvenue jusqu’à vous. Cette voix nous met en garde contre les dangers imminents de pollution par la radioactivité que révèlent des plongées réalisées par son équipe sous l’atoll de Mururoa.»
la lettre de Claude Simon intitulée cher Kenzaburo Ōe est parue dans Le Monde du 21 septembre 1995 et la réponse de Kenzaburo Ōe, dans Le Monde du 28 septembre 1995.
Grande figure pacifiste et humaniste du Japon, Kenzaburo Ōe n’a jamais cessé de rappeler les dangers du nucléaire, militaire et civil. Profondément marqué par l’horreur du bombardement à Hiroshima, il publia en 1965 un recueil d’essais, Notes de Hirshima, consacré aux survivants irradiés.
Plus récemment, la catastrophe de Fukushima lui a donné l’occasion de réaffirmer son engagement contre le nucléaire civil. La tragédie humaine et écologique est au centre de son roman In late style qui paraît dès 2012 en feuilleton dans la revue littéraire
Par Céline
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