Composées de deux couches de verre et d’une couche interne métallique invisible faisant office d’isolant thermique, les vitres de train constituent aussi des barrières infranchissables pour les ondes de téléphonie et d’Internet mobile. Un problème qui contraint les compagnies ferroviaires à installer des répéteurs. Une opération coûteuse et contraignante, qu’il faut renouveler au fil de l’évolution des technologies et qui implique en outre une maintenance régulière, en plus d’une consommation énergétique notable. Complètement passive, la solution développée par nu glass consiste quant à elle à venir graver sur la couche métallique située au cœur du vitrage une trame invisible qui le rend perméable aux ondes. Réalisée à même le train, l’opération se révèle rapide et peu coûteuse. De multiples avantages qui pourraient également permettre à la technologie de faire son entrée, dans quelques années, dans le secteur du bâtiment, comme nous l’explique Luc Burnier, fondateur et CEO de cette spin-off de l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL).
Techniques de l’Ingénieur : Comment nu glass est-elle née ? Quelles sont les spécificités de la solution que vous avez développée ?
Luc Burnier : Je travaille depuis neuf ans à l’EPFL¹ au Laboratoire d’Énergie Solaire et de Physique du Bâtiment (LESO-PB). Une partie de ce laboratoire se consacre à l’enveloppe des bâtiments, avec une orientation matériaux, par exemple sur les couches destinées aux fenêtres. Cette enveloppe des bâtiments se rapprochant de celle des trains – elle implique des consommations énergétiques liées au chauffage et à la climatisation – nous avons lancé en 2015 un projet avec l’Office fédéral des transports (OFT) dans l’objectif d’améliorer l’isolation des trains. Un tiers de leur consommation énergétique est en effet lié au chauffage et à la climatisation.
Nous avons alors identifié les fenêtres comme un point crucial. Il y a eu beaucoup d’évolutions technologiques à ce sujet. On avait, auparavant, du simple vitrage, puis du double. Plus tard, pour réduire les radiations, des coatings ont été développés : des couches minces métalliques transparentes qui servent à refléter toutes les ondes de chaleur et multiplient ainsi presque par deux l’isolation thermique de la fenêtre. La problématique, dans les trains, était que l’installation de ces fenêtres avec couches métalliques entraîne une absence de réseau téléphonique à l’intérieur des rames. La seule solution disponible à l’époque était l’installation de répéteurs, des systèmes très chers que les compagnies ferroviaires rechignaient à installer pour des raisons de budget. Elles préféraient alors parfois opter pour des vitrages peu isolants, plutôt que d’avoir à régler la problématique de la connectivité.
Nous avons donc cherché une solution « de physiciens » à cette problématique. Avec Andreas Schüler, mon supérieur, l’équipe du LESO et des partenaires industriels, nous avons ainsi développé un système permettant de venir « couper » très finement cette couche métallique pour interrompre sa conductivité électrique. Cela permet de laisser passer les ondes de téléphonie mobile, sans pour autant affecter la capacité des vitres à refléter les radiations thermiques.
Pour cela, nous avons opté pour une technique de pointe d’ablation par laser. Elle permet de faire des lignes très fines et donc d’enlever le moins de matière possible. Nous parvenons maintenant à faire des lignes d’une largeur inférieure à 25 microns, quand ce qui se fait aujourd’hui sur le marché du vitrage neuf est plutôt de l’ordre de 50 microns.
Ces lignes sont répétées tous les deux millimètres dans les deux sens. Cela produit une grille, dont on peut d’ailleurs choisir la périodicité. En tout cas, plus les lignes sont fines, mieux c’est, car on enlève moins de coating et l’on préserve ainsi l’isolation thermique. Cela est aussi important en matière de visibilité : il ne faut pas que les lignes soient trop larges, sinon on pourrait voir le quadrillage à l’œil nu.
Nous avons implémenté cette solution dans un premier train – un modèle NINA – en collaboration avec la BLS, entreprise ferroviaire de la région bernoise, dans le cadre d’un projet de l’OFT. La première entreprise ayant produit ces verres lasérisés a malheureusement fermé et d’autres fabricants ont repris la technologie (qui n’est pas brevetée) notamment Flachglas et Saint-Gobain, mais avec des lignes plus larges. Ces entreprises vendent, en plus, uniquement du verre neuf, ce qui est certes très bien pour la construction de nouveaux trains, mais ne permet pas de répondre à la problématique des trains déjà sur les rails. Une grosse partie de la flotte existante disposant de ces très bons verres isolants se retrouve verrouillée au niveau de la connectivité réseau.
Nous avons donc développé une solution de post-traitement, qui s’effectue directement sur le train. Cela évite de gâcher des vitres qui n’ont que quelques années et qui peuvent encore avoir une durée de vie de quinze ans, simplement pour une histoire de connectivité. Notre solution ne nécessite même pas de démonter les fenêtres, ce qui représenterait une problématique logistique et impliquerait des coûts énormes. C’est pour cela que nous avons développé une machine permettant de traiter les vitres directement en place.
Cela fait environ deux ans que je travaille sur cette solution de post-traitement. Les contraintes sont en effet différentes de celles liées à la fabrication de verre neuf, en usine. Malgré tout, nous arrivons à une meilleure qualité que ce que font les industriels en usine avec de grosses machines laser. Cela est dû à notre tête laser qui n’utilise pas les standards habituels de la technologie. Nous avons développé un système qui est en cours de brevetage à l’échelle européenne.
Quels avantages cette solution de traitement des vitrages offre-t-elle par rapport, par exemple, à l’installation de répéteurs à l’intérieur des rames ?
Il y a plusieurs problèmes avec les répéteurs… Si les compagnies ferroviaires rechignaient à en installer, c’est notamment parce que ce sont des systèmes compliqués, chers, et qui ne sont, parfois, pas très efficaces. Il y a régulièrement des pannes. Quand la technologie évolue, que l’on passe par exemple de la 4G à la 5G, il faut réadapter les modules, voire les remplacer. Cela consomme également de l’énergie, environ 700 watts. Hormis les coûts matériels, les contraintes sont donc aussi logistiques : il faut équiper des trains en prévoyant des emplacements pour les antennes, pour les répéteurs, il faut des techniciens, des opérations d’entretien…
À l’inverse, notre solution est complètement passive, et n’est pas limitée à un type d’onde, elle laisse tout passer, jusqu’à 6 GHz, voire plus si cela est souhaité. Elle ne nécessite pas d’entretien : une fois que l’on a traité la vitre, c’est fini. En plus de cela, notre solution a des avantages en matière de performances de communication : le fait de ne pas avoir à passer par le répéteur permet de connecter directement le téléphone aux antennes-relais, en line-of-sight². Cela permet des meilleures performances tout en demandant des niveaux de signaux un peu plus faibles.
Comment le laser parvient-il à n’attaquer que la couche métallique, sans altérer le verre ?
La couche métallique est située à l’intérieur du vitrage : il y a deux lames de verre et la couche est sur l’une des faces intérieures du verre. Notre laser passe à travers le premier verre et vient se focaliser précisément sur la couche métallique interne. Nous utilisons des lasers proche-infrarouges, « transparents » pour le verre, ce qui permet de ne pas provoquer son échauffement. On ne vient « brûler » que la couche métallique, souvent une couche d’argent et d’oxydes d’une centaine de nanomètres, cela n’a donc pas d’impact sur la tenue mécanique du verre. Les temps de pulse sont aussi très courts, ce qui évite que la chaleur ne se transmette au verre.
Comment le dispositif se présente-t-il, très concrètement ?
Il s’agit d’une tête laser d’une quinzaine de centimètres de côté. Dedans se trouve toute notre technologie brevetée, qui permet notamment de réaliser l’autofocus : le laser vient toujours se focaliser parfaitement sur la couche métallique afin que la résolution très fine des lignes soit atteinte. Cette tête laser est positionnée sur un robot qui vient scanner la vitre et réalise le traitement sur tout le vitrage. Ce robot lui-même est placé directement sur le train.
Combien de temps le traitement d’une vitre de train nécessite-t-il ?
Cela prend une quinzaine de minutes. Nous pourrions réduire un peu ce temps en augmentant les vitesses du robot ou en améliorant d’autres paramètres, mais nous considérons qu’avec quinze minutes par fenêtre, cela est cohérent avec le temps nécessaire à l’installation de la machine.
La tête laser est-elle adaptée aux vitres courbées dont sont équipés certains trains ?
Il est vrai qu’il y a de plus en plus de trains double-étage et le deuxième étage est souvent équipé de verre courbe. Notre tête laser possède un degré de liberté supplémentaire, qui est nécessaire pour pouvoir suivre une courbe. C’est aussi là que notre système d’autofocus montre toute son importance : il agit toutes les millisecondes et permet ainsi de maintenir une parfaite focalisation du rayon sur la couche métallique interne du verre, même s’il est courbé. La courbure n’est jamais parfaite, et l’on risquerait d’avoir des écarts sans ce système. Quand nous avons discuté avec la BLS de la première série de trains à traiter, l’idée était justement de le faire sur des vitres courbes, c’est la raison pour laquelle nous avons développé la machine pour qu’elle en soit capable.
Quel est aujourd’hui le degré de maturité de la technologie ? Quels projets menez-vous actuellement ?
Nous sommes pour le moment en collaboration avec les CFF [Chemins de fer fédéraux suisses, NDLR]. Nous avons traité un premier wagon qui était un wagon test. L’essai s’est bien passé, mais il ne s’agissait pas encore d’un train de passagers. En avril prochain, nous prévoyons de travailler sur une voiture de passagers, afin d’avoir un retour utilisateurs. Cela va permettre aux CFF de valider le procédé sur un matériel roulant avant de déployer la technologie. Nous sommes aussi en contact avec la Deutsche Bahn, qui rencontre exactement le même problème : de nombreux trains sont équipés de vitrages qui bloquent les ondes et leurs répéteurs ne fonctionnent pas bien… Il serait trop cher de changer les fenêtres de tous les trains. Avoir une solution de post-traitement les intéresse donc beaucoup.
L’idée pour nous est également d’élargir notre offre à l’échelle européenne, car il y a une demande. Il faut selon moi offrir cette solution le plus vite possible. La problématique est très actuelle, notamment avec le passage de la 4G à la 5G, et plus globalement avec la digitalisation. D’ici la fin de cette année, nous devrions commencer à déployer la technologie à l’échelle suisse puis européenne.
Visez-vous également le marché français ?
Nous sommes effectivement à la recherche de marchés en France, mais aussi en Angleterre, Espagne, Autriche, dans les pays nordiques… Ce sont des pays où le ferroviaire est bien développé et où la même problématique se manifeste.
Prévoyez-vous de proposer la technologie en tant que service, ou plutôt de vendre le produit ?
Même si nous n’écartons rien, nous pensons a priori plutôt vendre un service complet. C’est plus simple d’avoir une formule complète pour les entreprises ferroviaires : leurs employés ne sont pas formés à l’utilisation des machines lasers. Notre machine est assez mobile, elle peut être transportée dans un van pour être déplacée là où se trouve le train à traiter. Il n’est en effet pas évident de faire venir un train qui se trouve par exemple au fin fond de l’Allemagne jusqu’à Berlin simplement parce que la machine s’y trouve. Avoir une machine mobile est important.
En comparaison avec d’autres options, comme l’installation de répéteurs, où le coût de votre solution pourrait-il se situer ?
Par rapport aux répéteurs, ou encore au changement de fenêtres, nous sommes deux à trois fois moins chers. Il y a donc vraiment un intérêt, d’autant plus que, pour les répéteurs, il sera nécessaire de les changer à nouveau dans quelques années… Or, avec notre solution, une fois les vitres traitées, il n’y a plus à intervenir, il n’y a pas besoin d’entretien. En plus des coûts de base, les coûts liés aux entretiens, aux pannes sont donc éliminés.
Avez-vous d’autres projets ?
Nous prévoyons aussi de proposer une offre aux verriers : si l’on sait faire mieux directement sur train, nous pourrons faire encore mieux en usine. Nous étudions cette piste… D’autant plus que nous avons un intérêt de la part de verriers qui souhaiteraient travailler avec nous. Nous visons également le secteur du bâtiment, qui fait face à la même problématique : de plus en plus de constructions sont hermétiques aux ondes. Notre solution de post-traitement serait donc parfaite, puisque l’on ne peut pas déterminer à l’avance si un bâtiment aura des problèmes de connectivité. Je pense qu’il s’agit d’une question d’années. Nous n’attendrons sans doute pas longtemps avant de nous lancer car il y a aussi une demande et cette problématique de connectivité qui risque de devenir de plus en plus importante avec le développement de l’IoT³. À terme, il sera crucial d’avoir des vitres qui laissent passer les ondes. C’est un marché important, et les coûts associés à l’installation de répéteurs sont encore plus élevés. Cela risque en plus de s’accentuer avec le temps : les fenêtres sont l’un des éléments que l’on remplace en priorité lors de la rénovation des bâtiments. Or, dans toutes les fenêtres actuelles, il y a des couches métalliques basse-émissivité, qui bloquent la chaleur mais aussi les ondes, c’est devenu un standard.
Avec ces projets de croissance et de diversification, prévoyez-vous de fabriquer d’autres exemplaires de votre machine laser ?
Nous n’avons pour le moment qu’une machine, car nous sommes encore en phase précoce. Mais nous prévoyons effectivement de multiplier les machines. Je pense que d’ici la fin de l’année nous serons à quatre exemplaires. Ces machines sont facilement multipliables : la nouvelle technologie laser que nous avons développée nous permet aussi d’avoir des machines plus simples que les gros modèles déployés habituellement.
(1) École polytechnique fédérale de Lausanne
(2) Transmission directe de l’onde électromagnétique entre l’émetteur et le récepteur, sans interruption du signal par un obstacle.
(3) Internet of Things, Internet des objets
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