Michel Péry et Jean Zanuttini, anciens de la marine marchande, sont les co-fondateurs de Neoline. Convaincus que les enjeux climatiques vont devoir forcer les armateurs à développer de nouveaux types de propulsion plus neutres écologiquement, ils ont décidé de réfléchir à ces concepts de navires de transport de marchandise ayant comme source de propulsion principale le vent. C’est ainsi que l’entreprise Neoline est née. Si les premiers navires, qui vont bientôt entrer en construction, bénéficieront d’une assistance à la propulsion via un moteur diesel, la finalité de Neoline est bien de développer des bateaux zéro émission.
Jean Zanuttini, aujourd’hui président de Neoline, a expliqué à Techniques de l’Ingénieur les origines du projet Neoline, ainsi que les enjeux actuels autour du transport maritime, qui traversent une crise inédite depuis le début de la pandémie du Covid-19.
Techniques de l’Ingénieur : Comment a démarré l’aventure Neoline ?
Jean Zanuttini : La réflexion autour de ce qu’est aujourd’hui Neoline a débuté en 2011, impulsée par neuf personnes qui ont en commun une grande expérience dans le domaine de la marine marchande. C’est mon cas, puisque j’ai été marin de commerce, avant de migrer vers la conception, pour réaliser des études d’aménagements portuaires et d’ingénierie navale.
Ce qui nous a guidés dès le début, c’est la volonté de proposer une vision du navire du futur d’un point de vue pragmatique, tout en étant ambitieux au niveau des objectifs de l’outil, à savoir : un outil qui s’inscrit dans un standard logistique ; un service de transport efficace ; réaliser des économies de carburant très importantes par rapport aux pratiques actuelles.
Quels ont été les axes de travail pour développer des navires moins énergivores ?
Avec un point de vue d’armateur, nous avons la possibilité de toucher à tous les leviers possibles, en premier lieu la vitesse. En abaissant la vitesse commerciale, on réduit d’ores et déjà substantiellement la consommation de carburant. C’est sur cet axe là que Neoline s’est développé, d’abord de manière associative.
A partir de 2015, nous avons créé la société Neoline et depuis fin 2016 je me consacre exclusivement à ce projet. Nous sommes donc depuis lors sur une dynamique de constitution d’équipe, de levées de fonds, et aujourd’hui nous nous apprêtons à passer à la phase de construction de notre premier navire.
Notre objectif reste de développer des services de transport qui sont à la fois industriels, compétitifs, tout en visant le zéro émission. Au niveau industriel, nous utilisons les structures portuaires classiques, il s’agit donc pour nous de pouvoir nous intégrer dans ce qui existe à l’heure actuelle. Nos cargos transportent des frets classiques et des containers.
Pour ce qui est du zéro émission, nous n’y sommes pas encore, mais cela reste le but à atteindre, et c’est une donnée qui guide le développement de nos projets de navires.
Présentez-nous le premier navire que vous vous apprêtez à construire.
Le premier concept que nous avons développé est le Neoliner 136 mètres, qui est un navire roulier, ayant une capacité de 5500 tonnes et spécialisé dans le transport de frets hors gabarit. Cette dernière particularité lui offre une spécificité qui le distingue des navires classiques et lui donne une plus-value logistique propre.
Il sera équipé de 4200 mètres carrés de voile, avec un gréement voile souple. La surface vélique est considérable, surtout comparée aux autres projets qui existent dans le domaine. Étant donné que nous voulons faire de la voile notre mode de propulsion principal, nous sommes obligés de développer des surfaces véliques les plus grandes possible. Les navires seront également équipés de systèmes anti-dérive rétractables et rabattables, pour remonter au vent.
Pour nous, il y a un grand enjeu lié au tirant d’air [hauteur maximale des superstructures ou mâts d’un bateau, au-dessus de la ligne de flottaison, NDLR]. Il faut savoir qu’un des enjeux pour les navires comme le Neoliner 136 mètres est de pouvoir se rendre dans des ports plus petits, pour s’approcher au plus près des clients. Il faut donc que le navire soit en capacité de passer sous des ponts, ou d’évoluer dans des zones à faible tirant d’eau par exemple [le tirant d’eau correspond à la distance verticale entre la ligne de flottaison d’un navire et le point le plus bas de la coque, NDLR]. D’où le choix d’un gréement rabattable. Quand les mâts sont érigés, nous sommes à 67 mètres de tirant d’air, pour 41,5 mètres quand ils sont rabattus. Cela nous permet de passer sous les ponts quasiment partout.
En ce qui concerne le tirant d’eau, nous pouvons le réduire à 5,5 mètres pour l’entrée dans les ports, en relevant les systèmes anti-dérive. Cela nous donne une marge de manœuvre supplémentaire pour être en capacité d’entrer dans les ports plus petits.
En termes de vitesse de navigation, quels sont vos objectifs ?
La vitesse commerciale sur laquelle nous nous engageons est de 11 nœuds. C’est inférieur à ce qui se fait aujourd’hui sur les grandes lignes maritimes transatlantiques, mais cette vitesse nous permet d’aller chercher le vent, pour réduire autant que possible la consommation du navire.
Nous voulons pour le moment déployer deux navires sur une ligne transatlantique nécessitant un mois de navigation (pour une rotation aller-retour complète). Nous visons donc un départ de chaque port toutes les deux semaines.
Ces navires disposent d’une motorisation auxiliaire, pour les manœuvres portuaires et le manque de vent, qui se produit surtout en été. Cette motorisation hybride est basée sur un moteur diesel avec du gazole, qui permet au navire d’atteindre une vitesse de 14 nœuds. Cette réserve de puissance constitue une assurance pour les marins et leur donne la possibilité d’aller chercher le vent au maximum : c’est tout l’intérêt du bateau.
Comment cela se traduit-il en termes d’économies de carburant ?
L’économie de carburant sur laquelle nous tablons est de 80 à 90 %, en comparaison d’un navire conventionnel équivalent, et évoluant à une vitesse typique proche des 15 nœuds. Si on effectuait la comparaison avec un navire évoluant à la même vitesse, nous serions plus sur une économie de carburant de l’ordre de 70 %. Le vent apporte donc 70 % du besoin énergétique du navire.
Toute la réflexion autour de la taille des voiles se situe sur la proportion de propulsion vélique [utilisation de l’énergie du vent, produite sur la voile, pour faire avancer le navire, NDLR] que l’on veut pour son navire. Par exemple, les armateurs qui veulent équiper leurs navires existants d’une propulsion par le vent pour économiser du carburant vont pouvoir le faire, mais leur gain sera au maximum de l’ordre de 20% d’économies. Pour maximiser le rendement du bateau en termes de propulsion vélique, il est nécessaire que le bateau et son opération aient été pensés pour cela dès le départ. C’est aussi pour cela que nous avons fait le choix de nous engager sur une vitesse commerciale inférieure à ce qui existe aujourd’hui. Il s’agit d’être cohérent avec les caractéristiques des outils que nous développons et l’objectif de zéro émission que nous nous sommes fixés dès le départ.
Quelles sont les prochaines étapes pour Neoline ?
Dans un premier temps, il est important de démontrer que développer des liaisons commerciales opérées par des navires à propulsion vélique est possible. Notre choix de débuter par une liaison transatlantique par le nord, où le vent est relativement fort et constant toute l’année, doit nous permettre de montrer que notre ambition est une solution d’avenir. Se faisant, nous voulons montrer que le service que nous développons est fiable et constitue une réelle solution logistique.
La propulsion éolienne est-elle une solution pour les bateaux existants ?
Oui bien sûr. Dans le domaine maritime, il existe une diversité immense en ce qui concerne les innovations autour de l’énergie éolienne. Étant tous rassemblés au sein des mêmes associations, nous nous connaissons bien. La plupart des innovations qui sont mises en œuvre à l’heure actuelle concernent des bateaux existants, ce qui est normal, vu le nombre de navires opérant à l’heure actuelle. Ce segment de marché est en forte progression et répond à un enjeu fondamental aujourd’hui, celui de la décarbonation de la flotte existante.
Ensuite, il y a toute une panoplie de projets développés par des armateurs, qui incluent dans le mix énergétique de leur bateau une propulsion vélique. C’est sur la quantité de propulsion vélique au sein du mix énergétique que va se faire une différence importante. Les navires construits avec une propulsion vélique auxiliaire gardent des caractéristiques de vitesse et de capacité élevées qui correspondent aux standards actuels. Les armateurs qui choisissent de faire du vent leur mode de propulsion principal sont obligés de se baser sur des standards de vitesse et de capacité inférieurs, de par la nature même du navire développé.
La décarbonation du transport maritime est-elle une priorité pour vos clients ?
L’appétence sur le marché pour le type de service que nous développons est de plus en plus grande. C’est un phénomène intéressant, qui s’explique en partie par le contexte actuel. Aujourd’hui, le secteur du transport maritime rencontre de grandes difficultés, depuis le début de la crise sanitaire. Aussi, la situation sanitaire a obligé chacun à se faire livrer ses produits, et ces habitudes persistent. On est aujourd’hui dans une situation d’explosion de la demande, avec des dérèglements dus à la crise sanitaire qui ne permettent pas de répondre correctement à cette demande. Par conséquent, les prix explosent, sans forcément de garantie sur les délais de livraison. La situation est donc très tendue.
La massification des transports maritimes est aujourd’hui extrême, et permet de proposer des services très efficaces. Mais on oublie les impacts du dragage, de l’artificialisation des sols, des grues, des camions nécessaires pour gérer toute cette logistique… Notre proposition vient à contre-courant de cette tendance : nous développons des navires plus petits, plus lents, qui vont dans des ports plus locaux pour se rapprocher des clients et des usines.
Sur quels types d’offres serez-vous immédiatement concurrentiels ?
Pour le moment, nous sommes concurrentiels sur les offres hors-conteneurs. Nous restons plus chers sur les conteneurs, même si les choses sont en train d’évoluer. Notre offre est indépendante des facteurs qui plombent aujourd’hui le secteur, et cette résilience est un argument de vente très efficace auprès des clients. Cette situation aujourd’hui contextuelle entre en résonance avec un enjeu plus large, celui des engagements environnementaux des entreprises qui examinent aujourd’hui scrupuleusement les solutions pour décarboner leur activité. C’est une évolution que nous ressentons fortement.
D’ailleurs, une coalition de chargeurs s’est mise en place, répondant au nom de France Supply Chain, avec l’objectif de publier un appel d’offres au début de l’année prochaine pour que soit mis en place une ligne de transport transatlantique spécialisée sur les conteneurs et principalement propulsés par le vent. Cela illustre bien la tendance actuelle.
Propos recueillis par Pierre Thouverez
Image de une ©Neoline
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