Créée en 2016, la start-up Morphosense développe une technologie inventée au départ par le CEA Leti pour suivre la déformation d’une colonne vertébrale. Face aux difficultés rencontrées pour trouver un marché porteur dans le secteur médical, l’entreprise a adapté le procédé pour surveiller le comportement de plusieurs types d’infrastructures : ponts, barrages, tunnels, stations pétrolières, éoliennes… Aujourd’hui, elle commercialise un système de monitoring pour mesurer en temps réel les déformations des ouvrages à l’aide d’un réseau de capteurs. Elle propose aussi de réaliser des jumeaux numériques des ouvrages afin d’identifier précisément l’origine d’une défaillance pouvant apparaître. Rencontre avec Alexandre Paléologue et Cyril Condemine, les deux fondateurs et associés de Morphosense.
Techniques de l’Ingénieur : Pourquoi est-il important de surveiller le comportement des infrastructures ?
Alexandre Paléologue : En vieillissant, des désordres commencent à apparaître sur les infrastructures anciennes comme les ponts, les barrages, les tunnels, les écluses, les stations pétrolières… Si l’on n’intervient pas suffisamment tôt, le coût de la maintenance devient prohibitif. Il y existe un facteur 10 entre le coût d’une intervention rapide et une autre trop tardive. Et dans le pire des cas, la facture peut aller jusqu’à la reconstruction totale de l’ouvrage. Auparavant, les technologies étaient peu précises, peu robustes et n’étaient pas capables d’assurer un suivi en temps réel. Aujourd’hui, avec les progrès technologiques, le rêve de réaliser de la maintenance prédictive devient une réalité accessible à tous les ouvrages, alors qu’il était encore impossible il y a une quinzaine d’années. Quant aux nouvelles infrastructures, avant qu’elles ne soient mises en service, il y a un réel intérêt d’apporter la preuve numérique, grâce à des mesures, qu’elles répondent bien au cahier des charges. Et surtout, plus on instrumente tôt dans la vie d’une structure, et plus il va être possible de la maintenir en état, de prolonger sa durée de vie, et au final elle coûtera moins cher à exploiter.
Quelle technologie avez-vous développée pour observer la fatigue des ouvrages ?
Cyril Condemine : Nous avons développé un système basé sur un réseau de capteurs, dont chacun fait la taille d’une demi-feuille A4 et mesure dix paramètres à l’aide de trois accéléromètres, trois gyromètres, trois magnétomètres et une sonde de température. Ces capteurs sont reliés entre eux grâce à un câble unique, dont la longueur maximale peut aller jusqu’à 1,5 km. Grâce à ce réseau, nous mesurons la vie structurelle d’un ouvrage, c’est-à-dire la façon dont il respire, se déforme, se tord, la fréquence à laquelle il vibre…
Notre procédé de monitoring se différencie par sa robustesse. Il fonctionne dans tous les environnements extérieurs et industriels, jusqu’à 100 m sous l’eau, et il est même possible de rouler dessus. Ensuite, il est simple à utiliser, car nous avons développé un capteur qui s’adapte à toutes les structures, quelles que soient leurs formes, leurs tailles, et le type de matériau sur lequel il faut le positionner. Chaque capteur est de plus très performant, avec par exemple la présence d’accéléromètres de très haute précision, avec une sensibilité de l’ordre de quelques µg/√Hz. Il se comporte comme un capteur sismique et est capable de mesurer des tremblements de terre, même ceux qu’on ne ressent pas. Enfin, nous avons développé l’interopérabilité de notre procédé. Il peut se connecter à d’autres capteurs déjà présents sur les infrastructures, comme une station de météorologie ou un fissuromètre, afin de récupérer ce flux de données.
Comment exploitez-vous toutes ces données ?
AP : À partir de ce monitoring, nous sommes capables de montrer, de manière chiffrée, la façon dont se comportent les structures et vont répondre aux sollicitations auxquelles elles sont soumises. Mais pour vraiment savoir pourquoi elles se comportent de telle manière, nous avons dû importer toutes les données dans un modèle 3D. Nous avons développé des jumeaux numériques afin de représenter le comportement physique des infrastructures. Nous leur faisons subir les mêmes contraintes que celles que l’ouvrage rencontre dans la réalité. Sur un pont, cela peut être le trafic routier, et sur une écluse, l’impact de l’eau. En plus de visualiser la fatigue progressive d’un ouvrage, nous sommes capables d’identifier, grâce à la représentation de l’ensemble des forces mises en jeu, l’endroit exact à l’origine d’une défaillance. Nous pouvons ainsi indiquer à nos clients quelle est la pièce structurelle, comme par exemple une poutre, qui est responsable de la déformation observée sur son ouvrage et qu’il convient de réparer. C’est à partir de ces jumeaux numériques qu’il est possible de mettre en place une maintenance prédictive.
CC : Autre point important : ces simulations 3D sont réalisées en temps réel, alors que normalement le traitement de toutes les données exige plusieurs semaines de calcul. Face à un coup de vent par exemple ou à un événement sismique, nous pouvons revenir en arrière et montrer la manière dont la structure s’est comportée au regard de ces contraintes.
À quel stade se trouve votre projet ?
AP : Sur la partie monitoring, une première offre commerciale a été lancée dès 2018 et nous en avons vendu une quinzaine dans le monde. Les jumeaux numériques ont été commercialisés en début d’année dernière ; quatre sont déjà opérationnels et deux autres en cours d’installation. Nous nous positionnons sur le marché du génie civil, du nucléaire, et de l’hydrologique.
Notre ambition aujourd’hui est de participer à la transition numérique et énergétique. Nous souhaitons être leaders dans le domaine de l’éolien offshore et surtout flottant pour permettre aux exploitants de rentabiliser leurs équipements. S’ils ne parviennent pas à maîtriser le coût de la maintenance, alors le coût de l’énergie produit risque d’exploser, et au final ce sont les consommateurs qui devront payer la facture. Sur un parc d’éoliennes flottantes, dont l’exploitation dure environ 20 ans, nous sommes capables de réduire le coût de la maintenance de 15 %. Cela peut paraître peu, mais sur un parc possédant une cinquantaine d’éoliennes, cela représente plusieurs dizaines de millions d’euros, voire un peu plus. Par ailleurs, à l’issue de cette exploitation, l’exploitant va vouloir vendre son parc. Grâce à notre technologie, il possédera le carnet de santé de chaque éolienne, avec la preuve de leur état structurel et il sera même possible de garantir une durée de vie restante.
CC : Il existe entre quatre et cinq entreprises dans le monde qui font la même chose que nous. Notre système est très performant, connu dans son écosystème, mais nos clients potentiels sont de très grands groupes industriels comme TotalEnergies, Shell, Siemens, EDF, Engie… Une start-up peut faire de la R&D, mais pour être crédible sur ces marchés, il faut qu’elle ait une autre envergure. Nous sommes aujourd’hui à la recherche d’un partenaire industriel, déjà présent sur ces marchés, afin de profiter de sa puissance commerciale, sa renommée, sa visibilité, pour commercialiser notre technologie.
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