Techniques de l’Ingénieur : Si la médecine électronique avait davantage été développée, et tout particulièrement les algorithmes de prédiction, pensez-vous qu’on aurait pu prévenir la pandémie de Covid-19 ?
Daniel Battu : La prévention d’une pandémie résulte d’une coordination parfaite entre les travaux de recherche et un pouvoir politique dont l’administration régionale et nationale aurait été organisée dans ce but. Pendant ces dix dernières années, le programme américain de recherche Predict, aujourd’hui abandonné, a étudié 20 000 virus sur les 600 000 identifiés sur les animaux. Dennis Carrol, professeur en biologie médicale qui dirige aujourd’hui le Global Virome Project qui fait suite à Predict, avait alerté en son temps les cercles scientifiques de l’évolution naturelle et permanente de ces virus, protéines qui ont besoin du support d’une espèce animale pour survivre avant d’attaquer l’espèce humaine.
L’entreprise canadienne BlueDot, spécialisée en intelligence artificielle, avait détecté les premiers signes d’une infection au coronavirus en Chine quelques jours avant que l’OMS ne lance l’alerte dans le monde entier. A noter que les travaux de BlueDot reposent sur des masses d’informations issues de diverses sources et traitées avec des technologies d’intelligence artificielle.
Mais la science n’a pas la capacité d’être un outil politique. Elle permet d’évaluer le danger et l’action politique doit faire la somme de tous les risques à court et à long terme afin de mettre en place les mesures qu’elle estime nécessaires. Ces choix sont difficiles, car ils mettent sur un même plan la vie, la mort et l’économie, sachant que les ressources allouées aux systèmes de soins de santé sont limitées et que ces derniers peuvent être victimes de surcharges.
Est-ce que la simulation informatique peut aider à la gestion de l’épidémie ?
Les gouvernements du monde entier s’appuient sur des projections mathématiques et statistiques, et sur des simulations épidémiologiques pour modéliser la pandémie du coronavirus afin d’orienter la gestion de cette crise. Malheureusement, il est apparu que tous les modèles de simulation de l’expansion du Covid-19 reposaient sur des données insuffisantes : il demeure encore beaucoup d’incertitudes quant au pourcentage de transmission du virus effectif au sein et entre les différents groupes d’âge, et à la façon dont les personnes infectées peuvent manifester les premiers symptômes. Cela rend les liens entre les différentes équations des modélisations difficiles à définir correctement. Les modèles statistiques ne bénéficient pas de la fiabilité des données issues des épidémies précédentes proches de la grippe.
De plus, de nombreuses informations sur la façon dont le SARS-CoV-2 se propage sont encore inconnues et doivent être estimées ou supposées – et cela limite la précision de ces estimations. Les études modélisent la situation des patients en catégories : sensibles au virus, infectés, guéris (porteurs du virus et immunisés) et les décédés. Mais au fur et à mesure que les chercheurs poursuivent leurs investigations, ils apprennent de nouveaux faits sur le comportement du virus et ajoutent d’autres variables clés, de façon à « actualiser » les simulations.
En Mars 2020, les auteurs de ces modélisations informatiques les jugeaient fiables à 30% ; un tiers des résultats reposant sur des modèles spécifiques et environ deux tiers sur l’expérience antérieure acquise et sur de l’intuition.
En termes de e-santé, quels sont les pays les plus performants dans la gestion de la crise de Covid-19, et pourquoi ?
En matière de gestion de crise sanitaire, tous les pays ne sont pas logés à la même enseigne, en structures de décisions, en réserves médicales, en lits, en médicaments et en outils thérapeutiques. Même à l’heure actuelle, on ne connaît pas encore l’ensemble des processus de ces infections humaines et les raisons des variabilités observées. Bien que nous ne soyons pas au terme de cet événement, il est possible de dresser un bilan mondial simplifié et provisoire des performances en matière de gestion de crise.
La palme de l’efficacité semble revenir indiscutablement à la Corée du Sud et à Taïwan, parce que ce sont des démocraties qui ont su agir vite et en toute transparence, avec la disponibilité de tests de masse pour un dépistage massif de l’ordre de 15 000 tests de dépistage quotidien.
En Corée du Sud et à Taïwan, le suivi de la population à travers les smartphones a constitué une mesure efficace majeure, et les sanctions y sont particulièrement sévères. Les personnes en quarantaine sont contactées deux fois par jour pour suivre leur état et leur position. De plus, le gouvernement suit à la trace les infectés sur la base de l’activité de leur téléphone et de leur carte bancaire, et informe les personnes situées à la proximité d’un malade.
Taïwan est situé à une centaine de kilomètres de la Chine et les échanges entre les deux pays sont nombreux. Pourtant, il n’y a que 60 cas de coronavirus enregistrés et un seul mort à Taïwan depuis le début de l’épidémie [mise à jour des chiffres : à ce jour du 22 avril 2020, Taïwan subit la seconde vague de contaminations et a enregistré depuis le début de la pandémie 425 cas infectés et 6 morts, NDLR]. Des distributeurs automatiques de masques ont été mis en place et la vente est contrôlée par un système électronique. Les autorités taïwanaises ont distribué des téléphones portables avec suivi GPS aux personnes suspectées d’être porteuses du virus afin que la police puisse les localiser et surveiller leur quarantaine. Le gouvernement de Taïwan, échaudé par l’épidémie de SRAS (l’épidémie de syndrome respiratoire aigu) en 2003, avait préparé un solide plan de gestion des épidémies, incluant la fermeture des frontières, qui a été instauré avant la diffusion de l’alerte de l’OMS et qui a porté ses fruits.
Dans ce palmarès, l’Allemagne vient ensuite, car elle a pratiqué de tests de façon massive dès le début de l’épidémie (12 000 tests par jour) avec des adaptations de ces tests à la conduite automobile (drive) et à la visite chez le médecin généraliste. L’Allemagne dispose d’un maillage territorial important de laboratoires et d’une structure fédérale qui confère une certaine autonomie aux Landers dans la décision du confinement. Chaque région décide de ses stocks et des mesures à prendre, néanmoins en collaboration avec les autres régions
Par ailleurs, l’Allemagne est l’un des pays d’Europe les mieux dotés en nombre de lits hospitaliers, particulièrement en soins intensifs. Selon Eurostat, l’Allemagne disposait ainsi en 2017 de 600 lits en soins intensifs pour 100 000 habitants, soit le double de la France (309 lits pour 100 000 habitants) et de l’Italie (262,5 lits pour 100 000 habitants). Pour ces raisons, l’Allemagne présente un taux de mortalité des patients atteints du Covid-19 près de six fois inférieur à celui de la France.
Masques et gels hydroalcooliques en rupture de stock, saturation des lits dans les hôpitaux… Existe-t-il des solutions numériques qui puissent aider à résoudre ces lacunes ? Sont-elles adoptées en France ?
Les blocages vécus en France liés à la pénurie de matériels essentiels aux soins cités ici résultent de l’absence de stocks et d’une malencontreuse stratégie d’économies budgétaires. Un choix politique qui aujourd’hui est jugé regrettable par tous !
Les techniques numériques propres à résoudre ces lacunes appartiennent aux classiques protocoles de gestion des stocks et aux méthodes d’organisation des entreprises (DPO, décision par objectif). L’excès du recours aux méthodes d’approvisionnement à délai court (Just In Time) avec un fournisseur unique à 20 000 km de distance explique ces ruptures de stock. L’intelligence artificielle et l’informatique rapide ne suffisent pas pour rappeler aux décideurs l’existence de menaces aux lourdes conséquences ! En avril 2020, le gouvernement et les entreprises impliquées dans le marché de la santé ont révisé leur stratégie et réorientés une bonne partie de leurs décisions.
Avec la pandémie, trouvez-vous qu’il y ait une prise de conscience en France de la nécessité de généraliser les solutions numériques en santé ?
La pandémie actuelle va certainement provoquer de nombreux changements en France, ainsi que dans tous les pays qui en ont été victimes. Le meilleur des solutions numériques en santé va se multiplier dans les centres de soin, dans le réseau des pharmacies et même chez les particuliers. Le changement peut trouver son origine dans le sentiment moral et impérieux de la nécessité d’une mise en œuvre indispensable au plus grand nombre ou de la notion de profits en raison de l’ouverture de nouveaux marchés.
On peut s’attendre à un usage plus étendu de l’informatique personnelle, des outils de communication audiovisuelle de personne à personne, d’outils efficaces, comme le thermomètre médical à infrarouge, des divers capteurs spécialisés pour diagnostic médical rapide, et de terminaux de télémédecine.
Les services de téléconsultation médicale devraient se développer pour toute la population afin de mieux accompagner les patients dans la gestion de leur santé et alléger la tâche des médecins par des conseils personnalisés de prévention.
Reste également à mettre en place les solutions pour aider les seniors et les personnes souffrant d’un handicap qui vivent en zone isolée à maîtriser les outils informatiques. La lutte contre l’illettrisme numérique (ou incapacité à utiliser les services en ligne ou à se servir d’un terminal de communication numérique) qui concerne 17 % de la population française, devrait mobiliser de nouvelles initiatives publiques et privées par la disponibilité de tutoriels et de supports d’aide en ligne. Sur ce point essentiel, Jacques-François Marchandise, délégué général de la Fondation Internet nouvelle génération (Fing), a rappelé récemment qu’à l’opposé du numérique chronophage de luxe, l’innovation pertinente, telle que celle déployée par la plateforme MedNum (pour Médiation Numérique) était en mesure d’agir en solidarité en faveur des plus démunis.
Propos recueillis par Intissar El Hajj Mohamed, avec l’aide de Maud Buisine.
Retrouvez la ressource documentaire Applications de la médecine électronique écrite par Daniel Battu.
Cet article se trouve dans le dossier :
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