Si l’arrivée des robots, de l’intelligence artificielle et de la digitalisation des processus de production fait évoluer la place de l’homme au travail, qu’en est-il des questions de santé-sécurité au travail ? Les risques évoluent mais la démarche de prévention change-t-elle, les principes fondamentaux se transforment-ils ?
Derrière la mise en place de l’industrie 4.0 et la digitalisation de l’ensemble des activités économiques et/ou sociales, c’est l’ensemble de la société, de la place de l’homme et des relations interpersonnelles qui évoluent. En matière de santé-sécurité au travail (SST), la numérisation des activités et des relations a commencé à être évaluée et les nouveaux risques identifiés comme une charge mentale en augmentation et un décloisonnement des sphères privées et professionnelles. Dans l’industrie, l’automatisation transforme certaines usines en « monstre de production » supervisé par un minimum d’humains ou par le développement du travail collaboratif entre robots et humains (cobotisation). Quels nouveaux risques cela fait-il apparaître ? Les structures et les professionnels de la santé-sécurité sont-ils préparés à faire face à ces risques et la démarche actuelle est-elle pertinente ? Des éclairages et des éléments de réponse commencent à poindre sur ces questions émergentes.
Nouveaux risques, mêmes problèmes
Dans son « Guide : L’industrie 4.0 ou la transformation numérique de l’industrie », le cabinet de conseil des représentants du personnels Secafi s’appuie sur des retours d’expérience pour donner quelques pistes de prévention des risques et d’évaluation des conditions de travail lors de transformations numériques ou robotiques dans les industries. Tout d’abord, Emmanuel Gastineau, auteur du guide fait remarquer que trop souvent, encore, les entreprises lancent le projet sans vraiment se poser les questions de son impact et n’apprécient le projet de transformation que dans sa dimension technologique et rarement humaine. En cas de raté, ce sont les salariés qui sont en première ligne. Le guide invite ainsi à se poser les questions de base de tout changement majeur dans l’organisation du travail : comment un projet va-t-il faire évoluer les lieux de travail, la charge et/ou l’intensité du travail ? Les relations et les places de pouvoir évoluent-elles ? Le travail réel devient-il plus ou moins intéressant ? Le sens est-il encore perceptible par les travailleurs ? Que vise le projet : augmentation de la productivité, diminution de la masse salariale ? Quels gains sont attendus et seront-ils partagés avec les travailleurs ? Les salariés sont-ils impliqués dans le changement ou cela vient-il seulement de la direction… En appliquant les outils, connaissances et méthodes déjà existants, les transformations de l’usine 4.0 peuvent déjà être bien couvertes en matière de prévention des risques professionnels. Mais encore faudrait-il que ces pratiques soient inscrites dans la culture des entreprises. Ce qui n’est pas forcément encore le cas.
Sabrina Jocelyn, ingénieure à l’IRSST (institut de recherche en SST québecois) et coauteure du rapport « Robotique collaborative – Évaluation des fonctions de sécurité et retour d’expérience des travailleurs, utilisateurs et intégrateurs au Québec » dresse le même genre de constat.
Dans leur étude sur la mise en place de la cobotisation dans certaines industries canadiennes, Sabrina Jocelyn et ses collègues notent que l’augmentation de la productivité est de loin la principale raison avancée par les entreprises pour justifier l’intégration de robots collaboratifs. Les questions de SST, même lorsque elles ont été abordées passent au second plan. Par ailleurs, que l’entreprise soit consciente ou non des exigences en matière d’appréciation du risque, celui-ci n’a jamais été évalué de manière complète et a fait apparaître « une véritable dualité entre les exigences de production et les enjeux de SST ». Si les travailleurs ont plutôt bien accueilli les robots qui allègent des tâches pénibles physiquement et qui les valorisent dans une nouvelle fonction axée sur la supervision, leur implication dans le projet a été minimaliste. La chercheuse ajoute de plus que « la réflexion quant au choix d’intégrer la cobotique dans un milieu de travail mérite d’être poussée davantage. Certaines entreprises auraient pu se munir d’un robot conventionnel et cela aurait suffi à leurs besoins ». On voit donc là aussi, que les fondamentaux des pratiques SST ne sont pas implémentés et qu’ils couvriraient pourtant une bonne partie des risques inhérents et émergents aux changements technologiques. Pour autant, certains auteurs, poussent la réflexion à une échelle plus grande et alertent sur des changements profonds pouvant affecter les pratiques en SST.
Le défi des travailleurs invisibles
A l’échelle de la société, un autre des défis majeurs pour les responsables de la SST posé par les évolutions induites par la digitalisation de la production et de la société est de rendre précaire et invisible pour les structures traditionnelles un certain nombre de travailleurs. Ainsi, soulève Kaj Frick*, professeur à la Lulea University of Technology en Suède « Le travail, de plus en plus, adopte de nouvelles formes : freelances, travailleurs de plateformes, sous-traitance, contrats atypiques sans horaires, et toute autre forme de coopération où le lien direct avec l’employeur est faible. Dans toutes ces situations, le travailleur n’a absolument aucune prise avec l’organisation qui décide en réalité de ses conditions de travail et l’organisation ne les prend (quasiment) jamais en compte dans sa stratégie HSE. Et ce, même si théoriquement, ce genre de cas est prévu par les normes et les référentiels de management de la sécurité au travail.
Cette idée est d’ailleurs développée par Chris Laszcz-Davis*, présidente de The Environmental Quality Organization (Californie) qui décrit comment le nouveau monde a transformé les relations physiques et territoriales en les faisant passer dans le digital : les communautés de travail traversent les frontières, les employés d’une structure deviennent des entrepreneurs au service de plusieurs structures, les relations sont ponctuelles autour de projet et non plus permanentes, les communautés sont donc mouvantes au gré du travail, du moment, la relation de « dépendance/fidélité » se fait au profit de structures digitales et non plus physiques, il n’y a plus de « carrières » avec montée en hiérarchie mais « un portfolio d’expériences », l’appartenance à une entreprise se transforme en appartenance à une communauté d’intérêt virtuel etc. En parallèle, elle note que les institutions traditionnelles (santé, éducation, justice, gouvernance en général) changent, s’affaiblissent et souvent ne répondent plus aux attentes. Ces lacunes doivent être comblées par d’autres entités ou par des infrastructures et relations sociales communautaires. Du coup, se pose la question de savoir comment atteindre la population de travailleurs qui n’est plus incluse dans le tryptique « patrons-syndicats-Etat ». Notant que la réflexion sur les changements induits par l’industrie 4.0 se poursuit, il convient de s’interroger sur la manière de diffuser des pratiques et de la culture de base de la SST qui ne sont pas pas encore acquis : « la sécurité n’est pas un fardeau économique mais un atout commercial », « les organismes de régulation doivent être des facilitateurs et non juste des juges de la conformité », « comment impliquer davantage les travailleurs et former, en nombre suffisant les professionnels de la SST ».
Les professionnels de la SST sont-ils eux-mêmes impactés ?
L’arrivée de l’industrie 4.o se fait de manière très hétérogène tant dans son ampleur que dans sa vitesse d’implémentation selon les secteurs d’activité, les pays et les entreprises. Aussi, les impacts sont réellement à évaluer au cas par cas, comme pour tout changement dans l’organisation de l’entreprise. Cependant, notent Paul Schulte et John Howard* du NIOSH américain (National institute for occupational safety and health) clairement les professionnels de la SST doivent impérativement développer de nouvelles compétences : notamment en matière de facteurs psychologiques, de capital humain, de dynamiques des organisations, sur les théories d’éducation et d’apprentissage tout au long de la vie, et sur le développement humain et économique en général. S’il faudra toujours une évaluation proactive des risques et un management de l’implémentation des nouvelles technologies ainsi que la promotion, forte, de la participation des travailleurs dans les projets mis en place, il faudra aussi réussir à développer une vision holistique des risques émergents et des effets secondaires qui pourraient résulter des changements mis en place.
Créer de nouveaux indicateurs pour de nouvelles compétences ?
Cette nécessité d’une vision globale, de l’anticipation de risques émergents est aussi développée par d’autres auteurs dont certains pensent qu’il faut revoir certaines méthodes de la SST. Ainsi, dans un article d’EHSToday, magazine américain dédié à la SST, Terry Mathis, fondateur et Pdg de l’entreprise de conseil ProAct Safety fait référence à l’entrée dans l’ère des « systèmes cyber-physiques » : si au départ de ce changement on trouve la technologie, les implications sont bien plus profondes. Pour lui, « il apparaît alors essentiel d’accompagner le changement technologique en soutenant activement le changement culturel inhérent – sans quoi l’on s’expose à créer plus de problèmes qu’à en résoudre ». Pour cela il propose tout d’abord de commencer par adopter une posture fondamentale en SST : ne plus voir les travailleurs comme un problème à contrôler mais comme les usagers de l’effort de sécurité. En outre, il insiste sur la nécessité, plus que jamais d’adopter une stratégie globale pour la SST. Et cette stratégie doit donc viser à apporter de la valeur à ces usagers pour qu’ils puissent travailler en toute sécurité. La technologie doit venir appuyer ce but. Pour faire face aux changements de l’industrie 4.0, il insiste sur la nécessité de développer trois nouvelles compétences : pour l’encadrement en général, une bonne connaissance des technologies qui sont implantées et la capacité à les expliquer à leurs collaborateurs avec plus d’humilité et moins d’autoritarisme. Ce qui induit le deuxième point, un changement culturel dans les relations au travail avec plus de collaborations mais sous une forme plus centrée autour de la technique et du langage machine. Enfin, il estime qu’il faut aussi complètement faire évoluer les systèmes d’évaluation et de mesures en les centrant sur l’évaluation des capacités des hommes et des systèmes à intégrer et implémenter les nouvelles technologies d’un point de vue à la fois technique et culturel.
* Les travaux et tribunes de ces auteurs sont publiés sur le site de l’OIT à l’occasion du 100e anniversaire de l’OIT et de la publication d’un rapport sur les évolution de la santé sécurité au travail
Exclusif ! Cet article complet dans les ressources documentaires en accès libre jusqu’au 24 mai 2019 !
Évaluation des risques professionnels- Aspects opérationnels,
un article de Kamel BAHRI
Réagissez à cet article
Vous avez déjà un compte ? Connectez-vous et retrouvez plus tard tous vos commentaires dans votre espace personnel.
Inscrivez-vous !
Vous n'avez pas encore de compte ?
CRÉER UN COMPTE