Selon des travaux publiés le 2 décembre 2012 dans Nature Neuroscience, l'émergence des comportements intelligents au sein des vertébrés aurait été causée par un événement génétique survenu il y a 550 millions d'années... chez un ver marin.
Autant le dire tout de suite, la recherche scientifique sur l’origine évolutive des comportements dits « intelligents » est une discipline où, s’il est aisé de produire toutes sortes d’hypothèses, il est en revanche plus difficile de produire de véritables démonstrations. D’où la plus grande prudence qu’il convient légitimement d’adopter quant aux conclusions auxquelles peuvent parfois parvenir les chercheurs de ce champ.
De la prudence, tout d’abord parce qu’il s’agit de remonter très loin dans le temps, afin de rechercher des indices auprès d’espèces animales qui ont généralement disparu depuis longtemps. Ce qui augmente considérablement le niveau d’incertitude, et donc la probabilité de faire des erreurs.
De la prudence aussi, parce que l’intelligence est une notion que les chercheurs peinent encore aujourd’hui à définir correctement. S’il existe un consensus relativement homogène sur la définition des bénéfices de l’intelligence (les scientifiques aiment ainsi à définir un comportement intelligent comme un comportement qui permet à son auteur de résoudre les différents problèmes qui se posent à lui dans son environnement), il est en revanche bien plus ardu de définir ce qu’est à proprement parler l’intelligence, d’un point de vue purement cognitif.
Certes, en décomposant l’intelligence en plusieurs catégories comme l’aptitude au calcul, la compréhension verbale, la vitesse de traitement, le niveau d’attention ou encore la mémoire, le test de Wechsler, qui est le test de mesure de l’intelligence aujourd’hui le plus utilisé dans le monde, a indéniablement proposé des pistes de définition intéressantes. Mais pour excellent que soit le pouvoir prédictif des résultats au test de Wechsler (en effet, de nombreuses études ont montré que les scores obtenus au test de Wechsler sont fortement corrélés à la réussite scolaire), lequel pouvoir prédictif suggère par conséquent le bien-fondé de ces pistes de définition, il n’en reste pas moins que ces dernières sont incomplètes. En effet, le test de Wechsler est par exemple incapable de mesurer des aptitudes comme la créativité ou l’aptitude à contrôler ses émotions, des qualités qui peuvent pourtant jouer un rôle important dans l’aptitude à résoudre les problèmes.
Face à ces difficultés méthodologiques, les chercheurs impliqués dans la recherche sur l’origine évolutive des comportements intelligents préfèrent généralement décomposer le concept d’intelligence en plusieurs capacités, comme la plasticité comportementale (c’est-à-dire la faculté de modifier et de faire évoluer son comportement), l’aptitude à focaliser son attention, la mémoire, ou encore les capacités d’apprentissage. Des aptitudes qui présentent de surcroît l’avantage de pouvoir être mesurées non plus seulement sur les êtres humains, mais aussi sur des animaux.
Il y a 550 millions d’années, une duplication soudaine des gènes Dlg chez le ver marin Pikaia
Ceci étant posé, qu’en est-il maintenant des travaux de Seth Grant, professeur de neurosciences à l’université de Cambridge (Grande-Bretagne), lesquels ont été publiés le 2 décembre 2012 dans la revue Nature Neuroscience sous le titre « Synaptic scaffold evolution generated components of vertebrate cognitive complexity » ? Selon ces travaux, l’émergence des comportements intelligents serait la conséquence d’un événement génétique survenu il y a 550 millions d’années environ chez un ver marin appelé Pikaia gracilens, une créature de quelques centimètres de long aujourd’hui disparue, et dont plusieurs scientifiques considèrent qu’elle est l’ancêtre direct de tous les vertébrés.
Quelle est la nature de cet événement génétique survenu chez Pikaia gracilens il y a 550 millions d’années ? Selon Seth Grant, des gènes de la famille dite Dlg, qui codent des protéines permettant le bon fonctionnement du glutamate (le glutamate est un neurotransmetteur qui joue un rôle crucial dans notre système nerveux), auraient été dupliqués chez ce ver en plusieurs copies. Une duplication soudaine qui est peut-être liée à la survenue d’un événement environnemental particulier, lequel aurait favorisé la survie des Pikaia gracilens porteurs de certaines mutations génétiques spécifiques.
Des gènes notamment impliqués dans l’apprentissage
Or, les gènes Dlg sont loin d’être anodins : selon Seth Grant, ils sont notamment impliqués dans les processus de mémoire et d’apprentissage, dans l’aptitude à réaliser des tâches complexes, ou encore dans les processus de décision. Pour affirmer cela, Seth Grant et ses collègues ont mené des études sur des hommes et des souris, qu’ils ont soumis à plusieurs exercices. Pour les souris, ces exercices ont notamment consisté à appuyer sur un écran tactile avec leur museau : lorsque certaines images leur étaient présentées et qu’elles appuyaient sur l’écran, alors elles recevaient une récompense. L’aptitude des souris à mémoriser les images procurant des récompenses a alors été mesurée par les chercheurs. Résultat ? Certaines mutations sur les gènes Dlg ont impacté négativement les résultats aux exercices, alors que d’autres mutations ont au contraire augmenté les performances de leurs porteurs. Pour Seth Grant, ces résultats suggèrent que les gènes Dlg sont impliqués dans la faculté de penser, de mémoriser et de s’adapter. Soit, en d’autres termes, dans l’aptitude à développer des comportements intelligents.
En quoi la duplication en plusieurs copies des gènes Dlg serait la lointaine cause de l’émergence des comportements intelligents chez les vertébrés ? Pour comprendre, il faut d’abord savoir que lorsque des mutations affectent un gène crucial pour la survie, ces mutations sont la plupart du temps neutres ou délétères (c’est-à-dire affectant les chances de survie de son porteur), bien plus souvent que bénéfiques. Par conséquent, disposer d’un seul exemplaire d’un tel gène est donc extrêmement risqué.
C’est pourquoi, la duplication en plusieurs copies des gènes Dlg aurait permis aux espèces animales descendantes de Pikaia gracilens de développer toutes sortes de mutations sur l’une ou l’autre de ces copies, sans pour autant que cela affecte leurs chances de survie (puisqu’elles conservaient dans le même temps des exemplaires non mutés de ces gènes Dlg).
De la difficulté de relier l’intelligence à l’action de quelques gènes seulement
Résultat ? Les gènes Dlg auraient alors eu tout le loisir d’acquérir au fil du temps des mutations bénéfiques. Et donc, de déclencher in fine l’apparition de comportements de plus en plus intelligents chez les vertébrés, au fur et à mesure de leur évolution.
Pour passionnants que soient les résultats de cette étude, signalons toutefois qu’il est bien délicat d’associer l’émergence de comportements intelligents à un ou quelques gènes seulement. Tout d’abord, parce que plusieurs travaux récents ont montré l’implication de nombreux autres gènes que ceux de la famille des Dlg dans le développement des comportements dits intelligents (c’est par exemple le cas des travaux menés par Bruce Lahn). Mais aussi, parce que les recherches sur la corrélation entre le patrimoine génétique et les déficiences intellectuelles mettent chaque jour en évidence l’existence de nouveaux gènes, impliqués dans la probabilité de développer des déficiences intellectuelles ou des maladies mentales. Ce qui suggère par conséquent que l’aptitude aux comportements intelligents est la conjonction d’un très grand nombre de caractéristiques génétiques, bien plus que le résultat de l’action de quelques gènes seulement.
Des comportements intelligents qui, chez l’homme, rappelons-le, ne sont de toute façon pas le produit exclusif de ses caractéristiques génétiques, puisque ces dernières viennent ensuite se marier aux facteurs environnementaux (santé, alimentation, etc) et culturels (éducation, etc) propres à chaque individu.
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