Les ingénieurs se voient aujourd’hui souvent proposer des fonctions d’expert, conçues comme une manière d’exercer leurs compétences qui diffère de la fonction de manager. Le raisonnement des stratèges d’entreprise est assez simple : d’une part, tous les ingénieurs n’aspirent pas à devenir managers et, d’autre part, leurs savoir-faire sont parfois insuffisamment utilisés sous l’effet des routines de travail.
Un extrait de « Les ingénieurs face au défi des expertise participatives » par Jean-Yves Trepos
Du strict point de vue de l’étymologie latine, l’expert est celui qui a traversé des épreuves et affronté des dangers (experiti) et qui en sort donc expérimenté. Cela ne suffit pas à le caractériser, mais cela fait émerger l’idée d’expérience résultant d’épreuves. Si, à présent, on essaie de détailler les composantes les plus constantes de l’expertise, les traits suivants s’imposent. L’expertise s’exerce sur une situation troublée et qui ne peut être traitée « au fil de l’eau » avec des moyens usuels. Elle mobilise des savoirs spécialisés et les combine de manière ajustée, comme réponse à un problème, et elle se conclut par un jugement formulé dans un rapport adressé à un commanditaire qui permet de prendre une décision. La palette d’usage de la notion est vaste, mais certains emplois semblent préférables à d’autres. C’est une activité (faire une expertise) plutôt qu’une compétence (être excellent), une position ponctuelle (une mission définie) plutôt qu’une profession (une capacité permanente, socialement protégée), et un collectif en situation (des experts, mais aussi des commanditaires, des professionnels, des contre-experts avec ou sans label) plutôt qu’une personne.
Une grande expertise implique de grandes responsabilités
Bien que sollicités par une demande interne à l’univers professionnel où ils vont intervenir (un commanditaire), les experts ne bénéficient pas automatiquement d’un crédit initial aux yeux de tous. Ils doivent défendre leurs intérêts marchands, récuser les accusations de concurrence déloyale, et situer la spécificité de la compétence qu’ils déploient. Mais ils ne peuvent que difficilement le faire à l’abri d’un corps professionnel : ils sont en situation d’extra-territorialité. Certains ingénieurs sont devenus experts parce qu’ils ont été repérés comme étant capables de transposer leur compétence professionnelle dans des situations difficiles, d’autres parce qu’ils ont travaillé à se rendre repérables en mettant en avant un ensemble de techniques, d’autres encore parce qu’ils étaient reliés à des réseaux. C’est précisément cet ensemble d’outils qu’il faut aussi considérer dans l’acte expert. Ce dernier met ainsi en œuvre sa « boîte à outils » pour affronter la situation troublée. C’est à la fois un équipement stable (issu d’une formation, par exemple scientifique), le précipité des expertises précédentes et une part indéfinissable de l’expérience acquise. L’articulation de ces trois dimensions sera la marque distinctive de l’expert. Dès lors, il peut en revendiquer l’exclusivité et la boîte à outils tend à fonctionner comme une « boîte noire ».
Les experts revendiquent en général leur absence de parti pris moral ou politique. Néanmoins, ils engagent des valeurs et mobilisent une éthique en choisissant leurs instruments de mesure de la réalité. Dans quelle mesure assument-ils cette responsabilité ? La question peut se poser avec acuité lorsque des enjeux sociétaux sont clairement liés à l’expertise. Selon l’hypothèse des « deux corps de l’expert » : mis en difficulté ou soucieux de travailler à l’abri des pressions sociales, il pourrait affirmer son autorité sur le déroulement des procédures, en prenant appui sur un collectif invisible (« Nous, les experts »), dépositaire de savoirs et d’une autorité institués ; en d’autres circonstances, il aura plutôt intérêt à se démarquer des collectifs d’experts précédents pour affirmer la singularité irréductible de la situation. Il mettra alors en avant ses croyances et valeurs personnelles (« en tant qu’expert, ma conviction est que… »). Mais une autre piste se dessine. De la même manière que l’on peut tenir la connaissance pour distribuée entre les acteurs (aucun protagoniste – expert, usager ou commanditaire – n’a la connaissance complète de la situation), on peut aussi tenir l’éthique pour distribuée. Ce qui est éthique dans les actes d’un expert ne tient pas qu’à ses intentions propres ou à son éthos (ses dispositions morales intériorisées), mais aussi à la manière dont il s’accorde avec les éthiques des autres.
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Les ingénieurs face au défi des expertise participatives, par Jean-Yves Trepos
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