Bruxelles a proposé une révision de la législation pour obliger les compagnies pétrolières à rendre compte des gaz à effet de serre émis lors de la production de sables bitumineux. La procédure est énergivore, en raison de l’extraction minière et aussi des injections de vapeur.
Le Canada et l’industrie pétrolière s’insurgent contre la méthode punitive utilisée par l’Europe.
Les différentes méthodologies conçues par l’industrie, les universités et l’Europe pour évaluer l’impact de ce projet sur les prix du pétrole ont été revues. Et « les conclusions sont toutes identiques, on arrive à des prix à la pompe à peu près identiques, [à savoir] nettement moins d’un cent d’euro par litre », révèle une source de la Commission àEurActiv.
« En un mot, il existe très peu de différences entre les méthodes lorsqu’il s’agit de coûts », ajoute cette source. La proposition de l’UE serait donc en grande partie symbolique, mais le secteur des carburants non conventionnels craint des répercussions sur les exportations et l’accès au marché.
Ce qui a donné lieu à une campagne de lobbying féroce tout au long de la procédure législative de l’UE.
Bruxelles a terminé son analyse d’impact, mais ne l’a pas encore publiée. Elle permettrait de modifier la directive sur la qualité des carburants (DQC) qui établit un objectif de réduction des émissions de 6 % pour les transports d’ici 2020.
Lauréats du prix Nobel
Les retards dans la législation suscitent de plus en plus de frustrations. Vingt et un prix Nobel ont écrit le 3 octobre au président de la Commission, José Manuel Barroso, pour exiger la mise en œuvre immédiate de la DQC et son application aux carburants issus des sables bitumineux.
« Nous accueillons favorablement l’analyse scientifique de l’UE, telle que proposée pour la mise en œuvre de la directive : l’extraction et la production de carburants à partir de sources non conventionnelles, dont les sables bitumineux, le charbon liquéfié et le gaz de schiste, entraînent des émissions supplémentaires. Cela devrait être reflété dans les réglementations », ont écrit les lauréats.
Selon des climatologues, comme l’ancien fonctionnaire de la Nasa James Hansen, le pétrole dans les réserves de sables bitumineux représente près du double de la quantité utilisée jusqu’à présent dans l’histoire de l’humanité. Ils ajoutent que le pétrole ne peut pas être extrait si nous voulons éviter une catastrophe climatique.Mairead Maguire, l’archevêque Desmond Tutu, José Ramos-Horta et John Hume figurent parmi les signataires et expriment leurs craintes quant à l’industrie des sables bitumineux.
La production de sables bitumineux entraîne la destruction de forêts vierges canadiennes et l’utilisation de grandes quantités d’eau, qui se transforment la plupart du temps en bassins de décantation toxiques.
Le processus de révision de la DQC est toutefois au point mort en raison de négociations de libre-échange entre l’UE, le Canada et les États-Unis, selon la rumeur. À Bruxelles, les fonctionnaires se font discrets sur le sujet.
« L’analyse d’impact complète est prête depuis fin août, mais ces analyses ne sont jamais publiées sauf si les propositions sont présentées », indique un fonctionnaire.
« Nous travaillons à la proposition, et je ne peux pas dire combien de temps cela prendra », ajoute-t-il.
Négociations commerciales
Le Canada exerce une pression intense contre la DQC. Le pays estime qu’il serait discriminé, car les émissions produites par l’exploitation de ses sables bitumineux sont plus transparentes. Ottawa a abordé la question dans le cadre d’un accord de libre-échange avec l’UE, qui serait bientôt conclu.
Washington s’est également joint à la bataille. Le représentant américain au commerce, Michael Froman, a déclaré en juillet au Congressional House Ways and Means Committee qu’il avait abordé « le manque de transparence adéquate et de participation publique » dans le processus d’évaluation de la DQC avec des hauts fonctionnaires de la Commission. Et ce, à plusieurs occasions, notamment lors des discussions sur le partenariat transatlantique de commerce et d’investissement.
Bruxelles réplique que sa procédure législative est similaire à la publication des réglementations aux États-Unis, sauf que les consultations avec les parties prenantes ont lieu avant. Les États membres de l’UE peuvent également examiner les lois avant qu’elles ne soient adoptées.
Des sources à la Commission ont expliqué à EurActiv que les données de l’UE sur les émissions dues aux carburants conventionnels proviennent de l’European Petroleum Industry Association (Europia), du Centre commun de recherche (CCR) de l’UE et de l’organisation européenne de l’industrie pétrolière CONCAWE.
Selon M. Froman, ancien directeur général de Citigroup, Washington incite toujours Bruxelles à tenir compte de l’avis des raffineries américaines et des autres. « Si la proposition est mise en œuvre, les carburants produits à partir de ces matières brutes ne pourraient probablement pas être exportés dans l’UE, ce qui aurait un effet négatif sur le commerce de carburants entre les États-Unis et l’Europe », estime-t-il.
Les exportations d’énergie de la province de l’Alberta (Canada) vers l’UE représentaient 4 % de la moyenne totale entre 2008 et 2012 par rapport au nickel (32 %), à la machinerie (13 %) et au blé (12 %). Les plus grandes réserves de sables bitumineux d’Amérique du Nord se trouvent dans cette province.
La pression du secteur privé
Le secteur privé exerce également une pression commerciale sur l’UE. Des lettres de Ben van Beurden, le prochain directeur général de Royal Dutch Shell, ont été dévoilées en vertu de lois sur l’accès à l’information. La compagnie pétrolière détient des réserves de sables bitumineux dans l’Alberta. M. van Beurden a tenté de rencontrer le commissaire au commerce, Karel de Gucht, pour discuter de la DQC dans le contexte des négociations commerciales UE-États-Unis.
La Chambre américaine du commerce, l’American Petroleum Institute, l’American Fuel and Petrochemical manufacturers et la National Association of Manufacturers ont également envoyé une lettre à Jos Delbeke, le directeur général de la DG Action pour le climat. Ils estiment que le respect de la DQC nécessiterait des programmes coûteux et infaisables pour suivre les molécules de pétrole brut tout au long de la chaîne d’approvisionnement.
« Si cette proposition [la DQC] est adoptée en l’état actuel, nous penserons sérieusement à demander au gouvernement américain d’exiger réparation à l’OMC [l’Organisation mondiale du commerce] », ont écrit les auteurs.
Les menaces de recours devant l’OMC sont légion dans la campagne de lobbying. Mais l’UE n’a pas grand-chose à craindre, selon un avis interne rédigé en 2011.
« Le service juridique de la Commission a garanti que la méthodologie des gaz à effet de serre utilisée dans la mise en œuvre de la directive, en ce qui concerne l’approvisionnement en bitume, peut probablement être défendue dans le cas d’un recours devant les organes juridictionnels de l’OMC », peut-on lire dans une note interne consultée par EurActiv.
Cette méthode s’appuie sur un document d’Adam Brandt de l’université de Stanford. Bruxelles estime qu’elle est scientifique, non discriminatoire (elle s’applique entre des produits similaires) et couverte par les dérogations de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT).
Barroso serait-il distrait ?
Selon des défenseurs de l’environnement, les discussions sur un rôle éventuel à l’OTAN ou l’ONU à la fin du mandat de l’exécutif européen en novembre 2014 ont distrait le président de la Commission, José Manuel Barroso.
« Dans son discours sur l’état de l’Union, M. Barroso a récemment déclaré que l’Europe devrait continuer à définir l’action internationale pour le climat et à lutter contre le réchauffement de la planète sur son continent », indique Darek Urbaniak, porte-parole des Amis de la Terre sur les industries extractives. « Il devrait joindre le geste à la parole en plaçant l’intérêt public européen avant ses ambitions personnelles et en mettant en œuvre la DQC. »
Les Pays-Bas et le Royaume-Uni pourraient bloquer la législation. Ils l’ont d’ailleurs déjà fait.
Les pays d’Europe de l’Est et l’Italie seraient également contre la directive, alors que l’Allemagne serait neutre, tout au mieux.
Un nombre suffisant d’États membres est nécessaire pour voter au Conseil européen. Tant qu’il n’est pas atteint, les retards s’accumulent.
Source : Euravtiv.fr
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