Tilda et Ingmar sont les envoyés spéciaux imaginaires de Techniques de l’Ingénieur. Régulièrement, la rédaction profite d’une brèche temporelle pour les dépêcher, à l’autre bout du monde ou à quelques kilomètres de nos locaux, à la découverte des inventions les plus saugrenues ! Leur deuxième chronique les transporte dans la Turquie du XIIIème siècle, où des sultans s’extasient devant d’ingénieux automates.
Alors que le firmament embrase la surface à la fois touffue et granuleuse de collines rebondies et que reptiles et insectes se livrent bataille sur bataille dans des tranchées rocailleuses, nous crevons la dalle en silence. Gaspiller notre salive par 38 °C ? Mauvaise idée… En cet après-midi brûlant, nous errons dans les vallées semi-désertiques de Diyarbakır, ville souveraine nichée au cœur de l’Anatolie, à la recherche du chemin le plus court vers le palais Artuklu, siège de la dynastie turkmène des Artukides. Nous sommes en l’an 1206. Cette année-là, Gengis Khan était nommé chef suprême des Mongols, Jean sans Terre mettait pied à La Rochelle, et le bienfaisant moine bouddhique Chōgen mourait à l’âge vénérable de 85 ans.
Alors, sommes-nous là pour changer le cours de l’histoire ? Partons-nous en quête d’une entrevue avec le suzerain ? Sommes-nous à l’affût de confidences inédites qui pourraient bouleverser les siècles à venir ? Que nenni. À vrai dire, encore ce matin à 6h00 tapantes, nous n’avions toujours aucune idée de ce qu’allait nous réserver cette magnifique journée riche en travail strictement professionnel.
C’était sans compter sur l’arrivée impromptue de Chronox, venu nous imposer de force ses projets éditoriaux. Pour les plus profanes d’entre vous, Chronox est un peu notre guide VIP, qui nous emmène en reportages hors du commun à travers les âges et les continents. Il (ou elle, on ne sait pas trop) est, tout simplement, une occurrence spatio-temporelle, dotée d’un goût prononcé pour les couvre-chefs, et qui ressemble à s’y méprendre à une botte de foin texane vue sous forte influence psychotrope.
Et donc, de bonne heure, Chronox nous a tirés de notre sommeil pour nous « proposer » un sujet qui lui tient particulièrement à cœur (s’il en a un) : les automates du Moyen-Âge ! Ces mécanismes étaient à la base du fonctionnement d’horloges (mais pas que !) qui fascinent par leur ingéniosité précoce encore aujourd’hui : il s’agit là des inventions de l’ingénieur mécanique, artiste et érudit, Al-Jazari, père de la robotique, né en 1136. Et devinez où officiait le savant arabe… Au service du prince artukide, au palais Artuklu, bien évidemment ! Ce qui, vous le comprenez désormais, explique nos pérégrinations actuelles. Profitant d’une brèche dans le fin maillage de l’espace-temps, Chronox nous a expédiés, encore en pyjama et mal réveillés, en pleine Anatolie du début du 13ème siècle. Car 1206 fut aussi l’année où Al-Jazari publia son ouvrage phare : le Livre de la connaissance des procédés mécaniques, dans lequel il illustre et détaille ses inventions.
Bien sûr, notre article ne s’attardera pas sur toutes les constructions mécaniques d’Al-Jazari, si nombreuses furent-elles ! Une catégorie en particulier nous intéresse : ses automates. Mais attention, loin sont-ils du robot Spot, des acrobatiques Atlas, ou encore du tant attendu Tesla Bot. Pensez plutôt aux machines imaginées par Léonard de Vinci. Sauf que le peintre de la Joconde est né trois siècles après Al-Jazari ! C’est dire à quel point notre ingénieur médiéval, dont vous n’aviez peut-être jamais entendu parler, était précurseur. Les automates d’Al-Jazari, élégamment sculptés, aux mécanismes « programmables », minutieusement dessinés et annotés dans son livre, étaient des robots avant l’heure (relativement nouveau, le mot « robot » n’a été inventé qu’en 1920). Et il nous tarde de découvrir l’atelier de l’inventeur !
Vous vous doutez bien que nous n’avons pas droit au GPS en 1206. Et puis, alors que notre moral était au fond du puits… Ô joie, après plusieurs sondages répétitifs de l’horizon au travers de sa longue-vue, et inspection incessante d’une carte vraisemblablement inutile, Chronox, du haut d’un monticule, repère les remparts crénelés de la forteresse de Diyarbakır, abritant derrière leurs fortifications nord-est le palais Artuklu. Trois longues heures de marche plus tard, ponctuées des râles faussement tragiques d’Ingmar, à la tombée de la nuit, nous sommes arrivés, ravis à la vue de tant d’arcades cernées de pierres ! Enfin, l’antre d’Al-Jazari se présente à nous, quoique au prix d’une légère incartade (notre complice ? Une fenêtre).
Accrochés au mur du fond, sont deux dessins de prototypes d’automates faits de la main d’Al-Jazari. Zoomons donc. Examinons-les de plus près. Les choses sérieuses peuvent commencer.
Une postérité européenne
Ingénieur et historien des sciences et des technologies, l’anglais Donald Routledge Hill (1922 – 1994) est l’auteur d’une traduction de l’ouvrage d’Al-Jazari. Dans une présentation de l’inventeur arabe, qu’il a rédigée et que nous avons pu nous procurer, il décrit l’horloge-éléphant, sans doute l’invention la plus célèbre d’Al-Jazari. Il s’agit là d’une horloge hydraulique, c’est-à-dire que son fonctionnement dépend d’un organe moteur hydraulique. Et qui dit horloge, dit mesure du temps… D’où l’enthousiasme exubérant de Chronox !
d’une aiguille qui se déplace devant un cadran. Il est difficile de
communiquer à l’aiguille un mouvement rigoureusement uniforme ;
aussi, ordinairement, le moteur d’entraînement de l’aiguille est-il
régularisé par un organe réglant qui est un oscillateur. » (Source : Mesure mécanique et électronique du temps)
Mais avant de plonger dans des explications techniques, rappelons le contexte : les horloges hydrauliques arabes sont inspirées des horloges gréco-romaines, de l’Antiquité, et ont précédé l’horloge mécanique dont le premier modèle remonterait à 1270. La forme qu’Al-Jazari a choisi de donner à son horloge serait d’ailleurs un hommage voulu à l’apport multiculturel des inventions antérieures.
Ainsi, chaque élément symboliserait un pays qui a marqué l’Histoire (avec un grand H) par ses technologies novatrices :
- Au sommet de l’horloge, un phénix, qui représenterait l’Egypte ;
- Le système hydraulique : la Grèce est ici source d’inspiration, grâce aux clepsydres antiques d’Héron d’Alexandrie, de Philon de Byzance, ou encore les travaux de « Pseudo-Archimèdes » (un auteur pseudo-anonyme qui signait Archimèdes, sans toutefois l’être…) ;
- Des dragons, emblème folklorique de la Chine, où l’on rapporte l’existence d’automates depuis l’an 400 av. J.-C. ;
- Un éléphant d’Inde, pays qui a vu naître le système de « minuterie » utilisé par Al-Jazari ;
- Des figurines mécaniques d’hommes (dont un sultan et un scribe) vêtus d’habits traditionnels arabes de l’époque. Parmi les inventeurs arabes cités par Al-Jazari dans son livre, nous retrouvons les trois frères Banou Moussa, également inventeurs d’automates (entre autres, comme ce joueur de flûte programmable, reproduit ici), eux-aussi auteurs d’un ouvrage, Le livre des mécanismes ingénieux, publié en l’an 850, à Baghdad, en Irak.
Si les mécanismes décrits par Al-Jazari avaient déjà été élaborés par ses prédécesseurs, chose qu’il crédite dans son livre, le savant en a perfectionné la méthode et la technique, en améliorant les applications possibles.
En effet, selon Donald R. Hill, la grande majorité des machines décrites (50 au total) et illustrées (173 dessins !) par Al-Jazari dans son livre, ludiques pour la plupart, n’étaient pas spécialement révolutionnaires pour « le développement ultérieur de la technologie mécanique ».
« Bien plus importants, écrit l’historien, sont les composants individuels et les techniques de construction, scrupuleusement décrits par Al-Jazari dans son livre, puisque ceux-ci seront introduits, des siècles plus tard, dans le vocabulaire des ingénieurs d’Europe ».
Parmi les composants et techniques les plus mémorables, donnés en exemple par Donald R. Hill, citons les suivants : les vannes coniques, l’équilibrage statique de grandes poulies, l’utilisation de maquettes en papier – mais aussi en bois – durant la conception… Ou encore la « programmation » (mécanique) : par exemple, faire en sorte que des seaux basculent pour vider leur contenu après le passage d’un laps de temps bien précis (nous reviendrons là-dessus avec un autre exemple). En Europe, ce n’est nul autre que De Vinci qui fut le premier, en 1500, à mentionner à nouveau les valves coniques, accueillies à l’époque comme une invention (il est plus juste de parler de « réinvention »).
C’est là que notre périple pédagogique se complique. On redoutait un peu cet instant, mais le moment est venu de vous expliquer comment fonctionne l’horloge-éléphant, alors accrochez-vous bien ! Nous aidant, cette vidéo réalisée par 1001 Inventions, une organisation londonienne qui a construit une réplique de 9 mètres de haut de l’horloge-éléphant d’Al-Jazari aujourd’hui exposée au centre commercial Ibn Battuta à Dubaï :
Avant le coucou, chanta le phénix
Précisons d’abord les deux principaux éléments de l’horloge-éléphant qui nous renseignent visuellement sur le passage du temps : en haut, un semi-cadran orné de petits disques, alignés en un semi-arc de cercle, qui indiquent le nombre des heures passées à partir du lever du soleil ; un peu plus bas, la figurine d’un scribe, muni d’un stylet, suit d’un mouvement rotatif l’écoulement des minutes.
Sachant que c’est à l’intérieur de la figurine d’éléphant qu’est logé le système hydraulique, constitué d’un seau perforé rattaché à des poulies et flottant dans un réservoir rempli d’eau, nous allons à présent égrener une à une les différentes étapes qui mènent à l’aboutissement du mécanisme de l’horloge-éléphant :
- Le seau est perforé, rappelons-le. Ce détail est crucial ! Cet orifice permet de réguler la vitesse à laquelle s’immerge le récipient. Alors que le seau coule lentement dans la bassine, il tire les cordes des poulies ;
- Ces cordes à leur tour font tourner le scribe sur lui-même. Il indique ainsi, avec son stylet, le nombre de minutes parcourues ;
- Toutes les 30 minutes, c’est la goutte de trop, et le seau s’immerge complètement dans la bassine. Il entraîne par là, via les poulies, une chaîne d’événements décisifs ;
[…] apparu très tôt. Dans les clepsydres (au temps des Grecs), il
était nécessaire de réguler un débit d’eau pour représenter l’écoulement du temps » (Source : Introduction à la mécatronique)
- Résultats de l’immersion du seau : à l’intérieur de la coupole qui trône au sommet de l’horloge, un support contenant des billes est tiré vers le haut ;
- Cela permet à une bille de glisser, et celle-ci, dans sa descente, frappe une hélice dont l’axe est relié au phénix. L’hélice tourne, de même donc que le phénix, et ce mouvement fait aussi du bruit ;
- Par la même occasion, la rotation de l’hélice provoque un changement au niveau du cadran qui va lui aussi « tourner » pour afficher le passage de la demi-heure sur ses disques ;
- Ce n’est pas tout : ce même mouvement rotatif aura aussi fait bouger le sultan, qui révèle ainsi, caché derrière sa main, la tête d’un faucon (sculpté) au bec béant. C’est par son bec que la bille va sortir ;
- Enfin libre, la bille tombe dans la gueule d’un dragon qui, sous son poids, pivote sur lui-même, tête en bas. Il lâche la bille ;
- La rotation du dragon sur son pivot aura en même temps tiré sur l’une des cordes des poulies, et le seau perforé est ainsi remonté à la surface de l’eau ;
- Enfin, la bille finit sa course dans un vase miniature, enclenchant ainsi un dernier mouvement tout en musique. Celui du « mahout » (encore une figurine, bien sûr), assis à la tête de l’éléphant qui, avec son maillet, va frapper une cymbale, sonnant par là la demi-heure ! Le seau perforé se remet à couler, et le cycle se répète.
Pour nous autres résidents modernes du 21ème siècle, on est bien loin du tic-tac assuré des aiguilles d’une montre et de la certitude froide de l’heure affichée sur nos écrans de poche. Mais, pour reprendre les sages paroles de notre ami Chronox : « Toute innovation du jour n’est qu’amélioration du passé ! » Al-Jazari, en tout cas, y croyait. Mais ce ne fut pas sa seule contribution. Pavant la route vers la robotique contemporaine, le livre d’Al-Jazari créait un rare précédent : au fil de ses pages, l’ingénieur ne s’adressait pas exclusivement à l’élite scientifique, comme il était de coutume parmi ses pairs, mais à toute personne souhaitant reproduire ses inventions !
Une documentation technico-pratique
Dans une étude parue en 2017, Constantin Canavas, chercheur et professeur au HAW Hamburg (Allemagne), écrit : « Le texte [des manuscrits d’Al-Jazari, NDLR] se caractérise par une formalisation de la représentation des connaissances techniques. Ce formalisme comprend un aperçu, une description fonctionnelle, une description détaillée de la construction et des recommandations pratiques concernant les obstacles, les modes de défaillance et les matériaux de construction alternatifs pour chaque automate. »
Simplement dit, le Livre de la connaissance des procédés mécaniques fut l’œuvre d’un visionnaire, devançant de huit siècles les notices de montage d’Ikea. L’ouvrage, commandé à Al-Jazari par le prince artukide Nāṣir al-Dīn Maḥmūd qui, fasciné et amusé par les machines du savant, tenait à conserver précieusement ces connaissances, est une véritable documentation technique et pratique où la théorie a peu d’importance et les secrets très peu de place.
Pour vous le prouver, nous avons sorti nos loupes et avons inspecté cette autre page repérée dans l’atelier d’Al-Jazari. Car, bien que nos prénoms à nous deux, Tilda comme Ingmar, soient à fortes consonances celtique et germanique, nous sommes parfaitement arabophones ! Est représenté sur cette feuille le prototype d’un automate verseur de boissons (de sa main droite) et ventilateur (de sa main gauche). Le schéma est accompagné d’une description précise du mécanisme interne contrôlant le fonctionnement de l’automate :
Si nous vous montrons cette image, c’est surtout parce que nous tenons à vous donner une meilleure idée du style d’écriture qu’adoptait Al-Jazari. Voici quelques morceaux choisis, traduits par nos soins, légèrement adaptés pour plus de clarté, et identifiés dans le texte arabe (littéraire) étalé sur la page :
« Quant au bras gauche, celui-ci tourne [pour se mettre paume vers le bas, et ainsi éventer, NDLR] à mesure que le seau se remplit de liquide. Le liquide, en montant à la surface du seau, entraîne avec lui un objet flottant. Ce dernier est relié à un fil qui est d’abord enroulé autour d’une bobine placée sous l’épaule de l’automate et est tordu ensuite sous une autre bobine, cette fois sous le coude […] »
Ces quelques lignes ne vous semblent peut-être pas palpitantes, mais elles ont au moins le mérite d’être limpides !
Dong. Qu’entendons-nous ? Serait-ce le bruit d’une cymbale vibrant sous le coup d’un maillet vigoureusement abattu pas le bras mécanique d’un mahout ? Vous avez vu juste ! Notre excursion (à visée professionnelle, toujours !) touche à sa fin. Il est temps pour nous de rentrer nous désaltérer.
Peu après l’écriture de son livre, en cette même année 1206, Al-Jazari est décédé, léguant aux générations ingénieures futures un héritage d’inventions qui sont étudiées et admirées encore aujourd’hui.
Nous avions évoqué plus haut une réplique géante de l’horloge-éléphant, installée à Dubaï. Mais d’autres répliques, de taille moindre, existent ailleurs, comme au Musée d’Horlogerie du Locle, en Suisse. Quant au livre de l’ingénieur médiéval, certaines copies manuscrites, partielles, ont perduré et sont actuellement préservées dans des musées : comme au Palais de Topkapı, situé à Istanbul, en Turquie, terre natale d’Al-Jazari.
Désormais obsolètes, les machines d’autrefois, ancêtres délaissés des technologies les plus pointues de nos jours, continuent de nous intriguer. Et c’est pourquoi notre mission se poursuit ! Au prochain chapitre, nous ferons un saut en Grèce Antique, où nous tenterons de conquérir les étoiles ! D’ici là, nous ne vous en dirons pas plus.
Crédit image de une : Techniques de l’Ingénieur
Crédit dessin de une : Intissar El Hajj Mohamed // Techniques de l’Ingénieur
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