La réalité économique, les tendances qui se dessinent, l’exploration du complexe, la nécessaire approche épistémologique… Jean-Claude André nous livre sa vision du futur.
Comment avez-vous mis au point le premier système de fabrication additive ? Avez-vous tout de suite pressenti le caractère révolutionnaire de cette technologie ?
Il existait en 1984 des brevets d’idées de Battelle sur des procédés bi-photoniques de polymérisation visant la réalisation d’objets complexes, mais ce n’était pas faisable. Alain Le Méhauté souhaitait poursuivre dans cette voie, et moi dans le développement d’un procédé rustique par polymérisation par la lumière de couches déposées successivement. Nous sommes allés « voler » quelques grammes de résines dans le labo d’à côté et avons réalisé la première pièce en utilisant le soleil comme source stigmatique (ce qui a permis de définir rapidement une feuille de route pour la recherche). Le concept de la fabrication additive était né en quelques jours avec par l’aspect visuel une impression de procédé magique. Au départ cela permettait de démontrer et ce n’est qu’au bout de quelques semaines que j’ai commencé à voir des applications, sans jamais avoir pensé que le procédé était révolutionnaire parce qu’on disposait déjà de tout « sur étagère »…
On parle beaucoup de fabrication additive notamment dans le cadre de l’industrie du futur, quelle en est la réalité industrielle et économique ?
Au départ, la cible était le prototypage avec l’aspect disruptif lié à la réduction des étapes entre la conception et la réalisation (idée de photocopieuse 3D). Puis avec le développement de procédés de fabrication de pièces en céramiques ou en métaux, le domaine s’est engagé vers la production de pièces fonctionnelles avec différentes cibles : réalisation d’éléments dans des zones confinées (marine de guerre, espace, etc.), réparation (avec une fenêtre d’action pour certains Fab-Labs), réalisation de pièces industrielles nouvelles permises par le re-design. Par ailleurs, dans cette aventure de niches porteuses, il a été possible de montrer que le concept d’Industrie 4.0 représentait une association de technologies (dont essentiellement l’intelligence artificielle) faiblement mutualisées. L’histoire n’est donc pas terminée.
Dans quels secteurs et pour quels matériaux ces technologies sont-elles le plus avancées ?
Après les balbutiements de 1984, pratiquement toutes les cibles possibles sont couvertes : prototypage, médecine, pièces fonctionnelles, art, etc. parce que les technologies 3D utilisent de plus en plus la « bonne matière » relativement à une fonctionnalité souhaitée. Au départ, ce sont surtout les polymères, chargés ou non, qui ont été utilisés (40% environ du marché), mais aujourd’hui ce sont les usages des métaux qui se développent avec des croissances importantes (20% environ/an) pour réaliser des objets complexes directement utilisables ou pour effectuer des réparations. Certains procédés sont aujourd’hui qualifiés pour des usages en situations difficiles (aéronautique, espace). Pour l’instant, la production d’objets en multi-matériaux est encore au stade de la recherche, mais ce domaine pourrait représenter une nouvelle aventure industrielle tout à fait importante (traitement de surface par exemple) pour autant que l’état de surface des pièces réponde aux cahiers des charges.
Quelles implications sur la société et l’environnement sont à prévoir si les procédés de fabrication additive se démocratisent dans l’industrie mais aussi auprès du grand public ?
Dans l’inconscient et dans le discours, on a fait apparaître la fabrication additive comme un ensemble de procédés propres, faciles à mettre en œuvre avec cette vision réductrice de photocopieuse 3D. Dans les faits, réaliser un objet conçu par soi-même nécessite un certain savoir-faire (avec la réalisation de supports), suivi de la « découpe » de l’objet en « tranches » pour pouvoir le réaliser via une imprimante 3D (il existe des logiciels), la préparation de la machine, la réalisation de l’objet et la vérification de sa conformité relativement à l’objectif, le nettoyage de la machine et de la pièce (élimination des supports), puis la récupération de la matière non utilisée (pas toujours recyclable)… Il s’agit d’une activité qui heureusement est largement soutenue par la présence de nombreux Fab-Labs dans l’Hexagone qui peuvent permettre une démocratisation en profondeur de la technologie grâce à des machines de coût de moins en moins élevé. Autrement, on reste dans le jouet de Noël… En revanche, l’industrie utilise de manière très professionnelle les procédés 3D.
Indépendamment de ces aspects se pose la question générale de l’aspect « durable » des technologies 3D avec des risques pour les opérateurs (nuisances olfactives, pollutions chimiques, poudres) et de possibilités variables de recyclabilité des matières et même des objets.
Sur quoi travaillent les chercheurs dans ces domaines ? Quelles seront les prochaines évolutions selon vous ? Que reste-il à inventer ?
Tout d’abord, ce qui avait été envisagé en 1984 reste dans les feuilles de route : évitement des retraits, des déformations, mise en place de supports, etc. Avec les procédés à poudre, il a fallu trouver des conditions pour que la porosité des pièces soit minimale, etc. De manière évidente, il y a encore des études à mener sur les procédés et surtout sur le couplage entre procédés et matériaux. De plus, dans cet univers de recherche incrémentale se développent des activités très innovantes en termes de logiciels de création de pièces, de procédés hybrides (soustractif, additif). Bref, dans le domaine, la recherche a encore du travail à mener… de l’espace nanométrique au décamétrique…
Côté plus disruptif plusieurs tendances se dessinent : la vraie impression 3D (faire un objet sans passer par l’étape des couches), le 4D printing en ajoutant un aspect dynamique aux objets, soit pour leur réalisation, soit dans leurs usages (actionneurs, robotique), et le bio-printing forme de 4D avec du vivant (cibles fabrication de tissus biologiques, voire peut-être d’organes ; bio-bots, etc.) représentant des marchés potentiels considérables.
Le passage du simple au complexe est-il un point de blocage ?
Si en 1984, il a été possible d’explorer le principe « Keep it simple » avec une preuve de concept validée en quelques jours, les recherches disruptives actuelles après une créativité indispensable, impliquent l’exploration de la complication, voire de la complexité en faisant converger des disciplines scientifiques parfois profondément disjointes (à l’exemple évident du bio-printing). L’expérience montre une émersion difficile des idées radicalement nouvelles et perturbatrices non totalement stabilisées qui entrent en compétition avec des technologies robustes avec des prises de risques difficiles à appréhender. Cette situation se traduit par la publication de Preuves de Concept (POC) sans qu’il soit facilement directement envisageable une application industrielle ou médicale.
De surcroît, si la prise de risque doit être soutenue, l’atteinte d’un objectif inscrit dans la complexité nécessite une approche épistémologique pour rassembler de manière efficace les talents issus d’horizons disciplinaires différents, ce qui ne correspond que partiellement aux cultures des chercheurs de plus en plus spécialisés.
Quels sont les risques de ne pas voir émerger ces nouvelles niches technologiques ?
La technique 3D peut continuer à se développer, par sophistication de modèles, l’amélioration des matériaux ou de systèmes qui ne sont pas encore optimaux. En d’autres termes, elle pourrait empêcher des révolutions épistémologiques latentes. Ce que l’on constate :
– avec des taux d’augmentation supérieurs à 20%, les personnes déjà formées vont plutôt en production ou en vente/conseil ;
– des formations universitaires trop a-créatives (au mieux innovations incrémentales) ;
– une forte dilution des activités de recherche en France, lisibilité modeste ;
– peu de personnes formées en recherche et aux problèmes inverses (épistémologie ou « problem-solving ») ;
– le positionnement du domaine : est-ce vraiment de la recherche ? (vision académique) ;
– un financement de l’interdisciplinarité modeste ;
– un faible soutien à des opérations à risque conduisant, au mieux, à la publication de preuves de concept.
Quelle est votre vision du futur ?
Malgré le succès indéniable de la fabrication additive (ce qui me réjouit), cette dernière question donne l’impression d’une forme de crainte, voire d’angoisse de ne pas faire émerger du nouveau utile pour la société. Mais connaître les limites d’un système, ça aide à les surmonter à condition qu’existe un minimum de conviction. Je ne sais pas, comme certains scientifiques l’ont écrit, s’il sera possible de réaliser votre clone à partir de votre seul ADN par bio-printing, mais il existe nombre de niches porteuses permises par l’existence d’un monde qui reste encore à explorer (à inventer ?), et c’est exaltant (même pour un vieux chercheur). On peut encore « découvrir l’Amérique »…
D’ailleurs avec des collègues du CNRS, de l’INRIA, de l’Université nous nous sommes engagés dans des recherches en 4D Printing et en vraie impression 3D (avec des brevets). Dans le cas du bio-printing, l’épistémologie me parait nécessaire à traiter.
Cet article se trouve dans le dossier :
Fabrication additive métallique : structuration d'une technologie en expansion
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- Fabrication additive métallique : réalités technologiques et économiques
- Rendez-vous de la Mécanique : Du nouveau en fabrication additive, vers une production agile et au plus juste !
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- Entre générosité, éthique, coronavirus et impression 3D
- Jeu concours : Tentez de gagner l’ouvrage du CETIM « Fabrication additive métallique – Les fondamentaux »
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