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Lise Morlet-Decarnin, L'Oréal

Interview

Les gels de nanocristaux de cellulose sous l’œil de Lise Morlet-Decarnin

Posté le par Benoît CRÉPIN dans Matériaux

Le 9 octobre dernier, 35 doctorantes et post-doctorantes se sont vu décerner le Prix Jeunes Talents France 2024 L’Oréal-UNESCO Pour les Femmes et la Science. Une récompense remise à ces jeunes chercheuses au travail prometteur, à l’issue d’une sélection parmi près de 800 candidates, par un jury composé d’une quarantaine de membres de l’Académie des sciences. De quoi accélérer la carrière de ces femmes scientifiques, mais aussi mettre en lumière l’enjeu que représente toujours l’inclusion des femmes dans les filières scientifiques. Entretien avec Lise Morlet-Decarnin, docteure en physique.

Attirée par la recherche et passionnée de physique, Lise Morlet-Decarnin a débuté en 2021, dans le cadre de sa thèse, des travaux visant à étudier les propriétés de fluides complexes au comportement étonnant : les gels de nanocristaux de cellulose. Un travail qu’elle a achevé en juillet dernier, en décrochant au passage un titre de Docteure en physique. Fière, en tant que physicienne, d’avoir pu avancer dans un monde très masculin, elle va désormais poursuivre son parcours au Danemark, où une entreprise lui a laissé carte blanche pour monter son propre laboratoire de recherche.

Techniques de l’Ingénieur : Quel a été le parcours qui vous a menée jusqu’à ce doctorat en physique ?

Lise Morlet-Decarnin
Hormis une « très mauvaise expérience » vécue en classe préparatoire, Lise Morlet-Decarnin n’a pas eu de difficultés à évoluer dans un milieu réputé très masculin. – © Fondation L’Oréal – Clémence LOSFELD et Richard PAK

Lise Morlet-Decarnin : J’ai obtenu mon bac scientifique en 2014. Je suis alors entrée en classe préparatoire, au Lycée Blaise-Pascal de Clermont-Ferrand. J’ai commencé par une première année avec une spécialisation en physique-chimie. En deuxième année, j’ai poursuivi en « PC* » (la « PC étoile » désigne une classe prépa scientifique, NDLR). J’ai alors passé les concours une première fois. Je ne savais pas exactement vers quoi me diriger… (Rires). Ça n’est qu’après avoir passé les concours que j’ai découvert l’existence des Écoles Normales Supérieures (ENS) et que je me suis rendu compte que c’était finalement ce qui me correspondait le mieux. Il ne s’agit pas, en effet, d’écoles d’ingénieurs, mais d’écoles formant à la recherche. Or, c’était vraiment faire de la recherche qui me passionnait, pas tant que de faire de l’ingénierie. J’ai donc repassé les concours, dans l’espoir d’accéder à l’une de ces ENS. J’ai ainsi été admise à l’ENS de Lyon. C’était en 2017. J’ai alors débuté une formation en quatre ans, en spécialité physique. J’ai obtenu mon master en 2021. Je suis ensuite entrée en thèse, et j’ai finalement obtenu mon doctorat en juillet dernier.

Avez-vous le sentiment que votre genre a eu un impact sur le déroulement de ce parcours que vous venez de décrire ? Si c’est le cas, a-t-il été plutôt un frein, un handicap, ou au contraire un atout, un levier qui vous a permis d’avancer ?

J’ai, tout au long de mon parcours, très souvent été la seule fille de ma classe. Pourtant, de manière générale, je n’ai pas ressenti l’impact de mon genre sur le déroulement de mon cursus. Je n’ai jamais eu le sentiment que l’on me considérait différemment parce que je suis une fille, ni en bien ni en mal.

J’ai quand même eu une très mauvaise expérience… En classe préparatoire, j’ai en effet été confrontée à un professeur de physique pour qui il n’était tout simplement pas envisageable qu’une femme pratique cette discipline et entre à l’ENS. Il a tout fait pour que je renonce à cet objectif et m’a mis des bâtons dans les roues. Ça a donc été un obstacle difficile à surmonter, tant sur le plan psychologique que pratique. Paradoxalement, cela m’a aussi beaucoup motivée : j’ai tout fait pour parvenir à apprendre un maximum par moi-même, lui montrer ainsi qu’il avait tort et que je pouvais réussir. Finalement, cela a contribué à me donner confiance en moi et à me rendre fière : je voulais le faire, je l’ai fait et il avait tort !

Que sont ces « gels de nanocristaux de cellulose » sur lesquels vous avez travaillé ? Et quel était justement l’objet des travaux que vous avez menés dans le cadre de votre doctorat ?

Tout d’abord, les « gels » sont des fluides complexes, qui présentent un comportement intermédiaire entre liquide et solide. Ce comportement s’apparente tantôt à l’un, tantôt à l’autre de ces états de la matière selon la façon dont on sollicite ces gels, mais aussi en fonction de l’échelle de temps à laquelle on les observe.

Les gels sur lesquels j’ai travaillé sont des gels composés de nanocristaux de cellulose. La cellulose est une molécule naturelle, extraite des plantes ou de certaines bactéries. Elle est par exemple utilisée pour faire du papier. À la différence près que j’ai, pour ma part, utilisé une forme particulière de cellulose, une petite partie seulement de la longue molécule formant la fibre de cellulose. Cette partie est organisée de manière très régulière, et forme donc ce que l’on appelle des nanocristaux, là où les autres parties de la fibre sont dites « amorphes ».

Une fois extraits, par hydrolyse acide par exemple, ces nanocristaux de cellulose prennent la forme de petits bâtonnets, qui mesurent une centaine de nanomètres de longueur, pour quelques nanomètres de diamètre. Ils ont par ailleurs la particularité d’être chargés négativement en surface et sont aussi très solides ; ils ne se déforment pas. Lorsqu’on les met en présence d’eau et de sel, ils vont donc s’organiser à la faveur d’interactions. C’est ainsi qu’ils forment un gel : un matériau qui, comme je le disais, peut se comporter tantôt comme un liquide, tantôt comme un solide.

Ils ont donc des caractéristiques mécaniques très intéressantes, mais ça n’est pas tout : leurs propriétés optiques leur confèrent également un intérêt. Ils permettent en effet de former ce que l’on appelle des cristaux liquides, bien connus, par exemple, pour la fabrication d’écrans LCD.

Au cours de ma thèse, je me suis davantage intéressée à leurs propriétés mécaniques. J’ai notamment essayé de comprendre comment ces gels se comportent mécaniquement, mais aussi pourquoi ils se comportent comme ils le font. J’ai étudié à l’échelle microscopique la façon dont ils s’organisent, et les interactions qui s’établissent entre eux. C’est ce que l’on appelle de la « rhéologie », l’étude de la façon dont ces matériaux réagissent mécaniquement quand on leur fait subir une contrainte.

Si vous n’aviez à en citer qu’un, quel résultat marquant de vos travaux mettriez-vous en avant ?

L’un des résultats qu’il me semblerait intéressant de mettre en avant est que, soumis à une contrainte de cisaillement – quand on les secoue –, ces gels sur lesquels j’ai travaillé deviennent liquides, mais finissent par reprendre leur état initial. Et cela à l’infini, avec à chaque fois un retour exactement au même état initial. J’ai pu montrer, grâce à mes travaux, cette absence de dégradation, mais aussi le fait que la dynamique de reconstruction de ces gels s’accélère si l’on ajoute du sel. En outre, quelle que soit la quantité de sel ajouté, on va toujours re-former le même gel, en passant par le même chemin. Cette universalité est assez intéressante sur le plan des applications : cela offre en effet la possibilité d’avoir soit un processus très lent – ce qui peut s’avérer nécessaire dans certains cas de figure –, soit au contraire très rapide, pour l’impression 3D par exemple. Si l’on imprime à l’aide d’un gel de nanocristaux de cellulose, on a naturellement envie que ce gel tienne rapidement, ne s’écoule pas, tout en n’obstruant pas la buse de l’imprimante…

Quelles applications vos travaux pourraient-ils justement avoir ?

À terme, on pourrait notamment imaginer, dans le domaine de l’optique que j’évoquais, de produire des matériaux plus respectueux de l’environnement, car biosourcés et biodégradables.

Cela pourrait aussi mener à bien d’autres applications, dans des domaines très variés, notamment en faisant de ces gels des précurseurs de matériaux solides : dans l’emballage, pour remplacer certains plastiques, dans le domaine de l’impression 3D, du moulage… Leur solidification pourrait alors se faire tout simplement par séchage, ou par congélation. Il est d’ailleurs intéressant d’étudier ces processus, pour voir comment les propriétés du gel se transmettent au matériau solide.

Le fabricant de rasoirs Gillette a même déposé un brevet concernant la fabrication de lames de rasoir à partir de nanocristaux de cellulose !

Pour pouvoir mettre en œuvre ces applications très diverses, il est donc crucial de parvenir d’abord à comprendre très précisément le matériau, pour pouvoir ensuite en contrôler très finement les propriétés.

Vous avez soutenu votre thèse en juillet[1]. Avez-vous déjà des pistes quant à la suite de votre parcours ?

J’ai décroché un poste dans une entreprise, au sein de laquelle je vais pouvoir monter mon propre laboratoire. Il s’agit d’un fabricant danois de filtres à base de cellulose, qui sont utilisés pour purifier différents types d’huiles industrielles : huiles de lubrification moteur, huiles caloporteuses… Ces huiles sont pour la plupart issues de la pétrochimie, et ne sont donc pas biodégradables. En captant leurs impuretés, les filtres permettent de les réutiliser et donc de réduire leur impact sur l’environnement.

Cette entreprise menait, certes, des travaux de R&D sur les huiles en tant que telles, mais pas encore sur les filtres permettant, justement, de les purifier. J’ai donc carte blanche pour créer mon laboratoire au sein de cette entreprise et y lancer des travaux de recherche très fondamentale, visant à mieux comprendre le pouvoir filtrant de cette cellulose et à améliorer ensuite ces filtres, en y ajoutant éventuellement d’autres produits naturels, ou en structurant simplement de manière différente la cellulose…

Comment accueilliez-vous ce Prix Jeunes Talents France 2024 L’Oréal-UNESCO Pour les Femmes et la Science qui vous a été décerné le 9 octobre dernier ? Quelles perspectives cela ouvre-t-il pour vous et la poursuite de votre carrière ?

Ce prix nous offre à chacune une grande visibilité. C’est donc positif pour nous, lauréates, mais aussi pour toutes les jeunes filles en général : en obtenant ce prix, nous montrons en effet qu’en tant que femmes, rien ne nous empêche de réussir une carrière scientifique au même titre qu’un homme.

Nous avons aussi pu bénéficier, dans le cadre de ce prix, de formations autour notamment de la lutte contre les stéréotypes de genre. Il me semble important d’en avoir conscience, pour agir nous-mêmes sur ce volet-là. Nous avons aussi suivi une formation en leadership, qui m’a permis de prendre davantage confiance en moi et d’oser aller plus loin pour prendre un poste à responsabilités.

L’aspect financier[2] n’est, bien entendu, pas négligeable non plus ! Cela va, pour ma part, me permettre de déménager au Danemark pour me lancer dans la nouvelle aventure professionnelle qui m’attend là-bas.

En plus de la recherche, j’aime aussi beaucoup la vulgarisation. Ce prix va donc aussi me permettre de me former à cette discipline. Mon objectif est de parvenir à communiquer de manière plus efficace. J’ai d’ailleurs lancé aux côtés de mon petit frère – qui fait du cinéma d’animation – une chaîne YouTube de vulgarisation, qui s’appelle « Bon, en gros ». Notre objectif est de produire des vidéos de 5 à 10 minutes répondant chacune à une question du quotidien liée à la physique. Ces vidéos d’animation s’adresseront aussi bien aux débutants qu’aux amateurs plus éclairés. Je jouerai sur cette chaîne le rôle de la physicienne, ce qui permettra, au passage, de montrer que la physique n’est pas réservée qu’aux garçons ! Notre première vidéo sera consacrée aux lasers…

Avez-vous éventuellement en tête une idée d’action, de stratégie, de solution… qu’il vous semblerait pertinent de mettre en œuvre pour renforcer la place et la visibilité des femmes dans le monde scientifique ?

Même si je n’ai pas vraiment eu à en subir les conséquences personnellement, je m’aperçois en effet aujourd’hui que les stéréotypes liés au genre existent. Il me semble donc crucial de sensibiliser les filles de tout âge à cette problématique, de l’école primaire jusqu’au lycée. Et ceci, partout, y compris en zone rurale, en proposant par exemple des rencontres et échanges avec des femmes scientifiques. Cela permet en effet aux petites filles de poser toutes les questions qui leur passent par la tête, mais aussi de leur montrer qu’il ne faut pas s’autocensurer, que l’on peut y arriver si l’on est motivée.

Il me semble aussi intéressant de permettre aux filles de visiter des laboratoires de recherche. Il existe notamment, en région lyonnaise, l’initiative « Sciences, un métier de femmes », à laquelle j’ai eu l’occasion de contribuer, qui permet chaque année à 500 lycéennes de l’Académie de Lyon d’être accueillies au sein d’une structure de recherche, d’échanger avec des femmes scientifiques et de toucher du doigt la réalité du travail dans un laboratoire.

Une question subsidiaire, pour terminer… Avez-vous éventuellement en tête un exemple de figure féminine marquante à vos yeux, de l’histoire des sciences, ou du monde scientifique contemporain ?

Je trouve important, particulièrement pour les filles, d’avoir des role models mais, personnellement, je n’en ai pas eu. C’est plus par moi-même que je me suis aperçue que j’étais intéressée par de nombreuses disciplines scientifiques, autant que par la littérature d’ailleurs… Ce sont plutôt mes parents qui m’ont aidée et poussée à faire ce dont j’avais envie. Ils m’ont souvent incitée à essayer, à tout tenter pour atteindre mes objectifs, m’ont donné confiance en moi, sans jamais chercher à influencer le choix de mon parcours d’études. Cela a été très important pour moi.


[1] https://www.ens-lyon.fr/PHYSIQUE/presentation/soutenances/soutenance-lise-morlet-decarnin

[2] La Fondation L’Oréal accorde une dotation de 15 000 € aux doctorantes, et de 20 000 € aux post-doctorantes.

Pour aller plus loin

Posté le par Benoît CRÉPIN


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