Interview

Les fluides viscoplastiques, c’est fantastique ! Kindness Isukwem en quête de leurs applications industrielles

Posté le 31 octobre 2024
par Benoît CRÉPIN
dans Matériaux

Le 9 octobre dernier, 35 doctorantes et post-doctorantes se sont vu décerner le Prix Jeunes Talents France 2024 L’Oréal-UNESCO Pour les Femmes et la Science. Une récompense remise à ces jeunes chercheuses au travail prometteur, à l’issue d’une sélection parmi près de 800 candidates, par un jury composé d’une quarantaine de membres de l’Académie des sciences. De quoi accélérer la carrière de ces femmes scientifiques, mais aussi mettre en lumière l’enjeu que représente toujours l’inclusion des femmes dans les filières scientifiques. Entretien avec Kindness Isukwem, docteure en mécanique des fluides.

Originaire du Nigeria, Kindness Isukwem a choisi la France en 2018 pour y poursuivre son parcours d’études supérieures. Un choix qui l’a finalement conduite à se lancer, en France toujours, dans un doctorat en mécanique des fluides, au sein du Centre de mise en forme des matériaux, de Mines Paris – PSL : e CEMEF. Pendant trois ans, elle s’est ainsi attelée à des travaux de recherche fondamentale portant sur l’étalement de fluides viscoplastiques. Après avoir soutenu sa thèse le 25 octobre dernier, elle aspire désormais à mettre à profit ses découvertes dans des applications industrielles.

Techniques de l’Ingénieur : Quel a été le parcours qui vous a menée jusqu’à ce doctorat en mécanique des fluides ?

Docteure en mécanique des fluides, Kindness Isukwem est par la même occasion très sensible à la question de l’accès des femmes aux carrières scientifiques. © Fondation L’Oréal – Clémence LOSFELD et Richard PAK

Kindness Isukwem : Une grande partie de mon parcours scolaire et étudiant s’est déroulé au Nigeria, jusqu’à l’obtention de ma licence en ingénierie mécanique. C’est en 2018 que j’ai pris le chemin de la France pour y effectuer un master en mécanique computationnelle, à l’École Centrale de Nantes. J’ai également suivi, dans la foulée, un master spécialisé dans le domaine des matériaux, à Mines Paris – PSL. Enfin, en 2021, j’ai débuté un doctorat au sein du Centre de mise en forme des matériaux (CEMEF), également rattaché à Mines Paris – PSL[1], mais basé quant à lui à Sophia Antipolis, dans le Sud de la France.

Avez-vous le sentiment que votre genre a eu un impact sur le déroulement de ce parcours que vous venez de décrire ? Si c’est le cas, a-t-il été plutôt un frein, un handicap, ou au contraire un atout, un levier qui vous a permis d’avancer ?

Malheureusement, la plupart du temps, être une femme a pour moi représenté une difficulté. À de nombreuses reprises, à l’école et dans mes études, j’ai été confrontée à des stéréotypes de genre, remettant en question mes capacités intellectuelles et ma légitimité en tant que femme scientifique.

Des difficultés que vous êtes malgré tout parvenue à surmonter, en devenant docteure en mécanique des fluides… Quel est justement l’objet des travaux que vous avez menés dans le cadre de votre doctorat ?

Ma thèse avait pour objectif d’étudier les mécanismes physiques qui régissent la déformation de gouttes de fluides complexes – des fluides « viscoplastiques » – lorsqu’ils percutent trois grands types de surfaces : solides, liquides et gazeuses. Ces fluides viscoplastiques ont pour particularité de se comporter tantôt comme un solide, tantôt comme un liquide. Leur comportement peut donc drastiquement changer. En outre, en fonction des surfaces percutées, ils donnent naissance à des formes très variées. Lorsque ces gouttes frappent la surface de l’eau, par exemple, elles peuvent former des capsules, des structures qui peuvent notamment être utilisées dans l’industrie pharmaceutique pour encapsuler des médicaments.

Un autre grand domaine d’application possible de mes travaux est celui de l’impression 3D et de la bioimpression. Dans ce cas, l’une des questions majeures qui se posent est : « Peut-on contrôler l’étalement de ces gouttes ? ». C’était l’un des objectifs de ma thèse : chercher à prédire la déformation de ces gouttes.

Vous évoquiez la notion de « fluides viscoplastiques » et décriviez leurs propriétés particulières… Ne s’apparentent-ils pas à ce que l’on appelle les « fluides non newtoniens » ?

Exactement ! Les fluides non newtoniens ont des caractéristiques qui varient en fonction de la contrainte qu’ils subissent. Ils peuvent être visqueux, mais devenir liquides lorsque cette contrainte dépasse un certain seuil. D’autres, au contraire, se comportent comme des solides et ne se déforment quasiment pas. Une autre de leurs propriétés, plutôt complexe, est la thixotropie : dans le cas des gouttes auxquelles je m’intéresse, certaines peuvent, a priori, ne pas se déformer, mais finalement commencer à s’écouler si on leur laisse un peu de temps.

Un exemple fameux est celui du mélange eau-fécule de maïs, n’est-ce pas ?

En effet, c’est un exemple très célèbre de fluide non newtonien. Mais il existe aussi de nombreux autres fluides courants qui le sont : le ketchup, la mayonnaise, le beurre de cacahuètes…

Vous avez soutenu votre thèse le 25 octobre dernier[2]. Quelle sera la suite de votre parcours ?

J’aimerais continuer à travailler dans ce vaste domaine de l’étude des fluides non newtoniens, mais davantage sur des applications concrètes. Les travaux de modélisation des mécanismes physiques de déformation que j’ai menés jusqu’à maintenant s’apparentaient plutôt, en effet, à de la recherche fondamentale. Mais, comme je l’évoquais, ces modèles et les propriétés qui en découlent peuvent être utilisés pour des applications industrielles. C’est donc vers cela que j’aimerais me tourner.

Comment accueilliez-vous ce Prix Jeunes Talents France 2024 L’Oréal-UNESCO Pour les Femmes et la Science qui vous a été décerné le 9 octobre dernier ? Quelles perspectives cela ouvre-t-il pour vous et la poursuite de votre carrière ?

Je n’y crois toujours pas ! (Rires.) Il s’agit en effet d’un prix particulièrement prestigieux. Je suis donc très heureuse d’en être lauréate, et très reconnaissante envers la Fondation L’Oréal, ainsi qu’envers l’UNESCO… et le jury de l’Académie des Sciences également, bien sûr !

Ce prix est une initiative vraiment exceptionnelle à mes yeux. S’occuper du problème de la sous-représentation des femmes dans le domaine des sciences et technologies et le secteur de l’ingénierie reste en effet crucial. Il y a encore beaucoup de chemin à parcourir pour donner à notre travail de femmes scientifiques sa juste valeur et montrer que nous sommes capables d’atteindre le même niveau d’excellence que certains hommes. Notre genre ne devrait pas être un frein vers l’excellence.

Ce prix, pour moi comme pour toutes les autres femmes exceptionnelles que j’ai pu rencontrer à cette occasion, nous offre l’opportunité de montrer au plus grand nombre ce dont nous sommes capables. C’est aussi une bonne source d’inspiration, pour chacune d’entre nous, mais aussi pour les autres.

Avez-vous éventuellement en tête une idée d’action, de stratégie, de solution… qu’il vous semblerait pertinent de mettre en œuvre pour renforcer la place et la visibilité des femmes dans le monde scientifique ?

Comme je l’ai dit tout à l’heure, les stéréotypes liés au genre ont la vie dure ! Ils remettent fondamentalement en question ce que les femmes sont capables de faire dans le domaine scientifique. Selon moi, un moyen de lutter contre cela consiste à sensibiliser le plus grand nombre – tout le monde même – à ces questions. À commencer par les jeunes filles, qui sont encore trop nombreuses à croire qu’il n’est pas possible pour elles de s’engager dans un parcours scientifique. La Fondation L’Oréal mène d’ailleurs des actions en ce sens, telles que le programme Pour les filles et la Science, qui vise à favoriser l’orientation des lycéennes vers des filières scientifiques. Durant la semaine de la remise de ce prix Jeunes Talents France 2024 L’Oréal-UNESCO Pour les Femmes et la Science, nous sommes d’ailleurs nous-mêmes allées à la rencontre de jeunes filles dans leurs écoles pour témoigner de nos parcours respectifs, mais aussi échanger avec elles en tête-à-tête et répondre à leurs questions concernant les STEM[3].

Au-delà de ça, je pense que j’ai aussi, au niveau personnel, un rôle à jouer. Je connais en effet des gens autour de moi qui ont encore à l’esprit ces stéréotypes liés au genre que j’évoquais. Il me semble donc important d’agir à ma petite échelle, dans mon entourage immédiat, pour faire changer les mentalités. Ce prix que je viens de recevoir va d’ailleurs être un bon moyen pour moi de montrer que mon travail a de la valeur, et que personne ne devrait nous détourner, nous, femmes scientifiques, de nos ambitions.

Une question subsidiaire, pour terminer… Avez-vous éventuellement en tête un exemple de figure féminine marquante à vos yeux, de l’histoire des sciences, ou du monde scientifique contemporain ?

Je pense que tout le monde va faire référence à Marie Curie ! (Rires.) Mais c’est mon cas également : je pense qu’il s’agit-là d’une femme scientifique vraiment exceptionnelle. En tant que femme, elle a su persévérer dans son parcours à une époque, il y a un siècle, où cela était encore plus difficile qu’aujourd’hui, où les sciences restaient un monde quasi exclusivement masculin. Par rapport à elle, nous avons aujourd’hui la chance d’avoir davantage de soutien et des personnes qui nous poussent à croire en nos rêves, mais aussi à faire du mieux que nous puissions pour insuffler le changement.


[1] CNRS, Mines Paris – PSL, Université Paris Sciences et Lettres.

[2] https://www.cemef.minesparis.psl.eu/actualite/soutenance-de-these-de-kindness-isukwem/

[3] Science, technology, engineering, and mathematics : science, technologie, ingénierie et mathématiques (STIM).


Pour aller plus loin