Fondée en 2019, la start-up a mis au point, après trois ans de R&D, une technologie baptisée IA-Leakmited, un système de localisation de fuites d’eau assisté par intelligence artificielle. Les algorithmes d’IA développés par Leakmited permettent en effet d’isoler automatiquement le périmètre d’un réseau le plus à risque de fuites, réduisant ainsi le temps et les coûts dédiés à leur recherche. Pour fonctionner, le système s’appuie sur la combinaison de données propres au réseau d’eau – année de pose, matériau des canalisations… – et de données environnementales issues notamment d’images satellites. L’IA-Leakmited a ainsi été entraînée sur une base de données unique qui répertorie les critères de plus de 600 000 fuites et de plus de 300 000 km de réseau. Les probabilités sont ensuite cartographiées, afin d’augmenter l’efficacité du processus de recherche. Le système réduit ainsi jusqu’à 70 % le périmètre des zones d’intervention et indique aux équipes d’intervention des gestionnaires de réseau les endroits précis où déployer les capteurs de détection.
La technologie a d’ores et déjà été testée et adoptée par plusieurs gestionnaires de réseaux en France, en Italie, au Portugal et au Royaume-Uni, comme nous l’explique Hubert Baya Toda, CEO et co-fondateur de l’entreprise actuellement en pleine levée de fonds.
Techniques de l’Ingénieur : Quelles sont les raisons qui vous ont conduit à créer Leakmited ?
Hubert Baya Toda : Il s’agit principalement de raisons personnelles. J’ai été sensibilisé très tôt à la problématique de l’eau. Je viens du Cameroun, et j’y ai en effet vécu des périodes de coupures… C’est donc tout naturellement que je me suis intéressé à ce domaine. Lorsque j’ai achevé mon MBA[1] à HEC[2], j’avais l’ambition de me lancer dans une voie professionnelle qui me permettrait d’avoir le plus d’impact possible. Ayant toujours en tête cette problématique de l’eau, j’ai décidé d’emprunter cette voie.
Par ailleurs, très concrètement, l’entreprise a pu voir le jour grâce au programme Entrepreneur First[3], que j’ai suivi à Station F fin 2018. Dans le cadre de ce programme, j’ai pu travailler à l’identification des acteurs du secteur, de leurs besoins… Bref, maturer le projet, tout en étant accompagné par des professionnels du domaine. Une première phase de trois mois m’a permis de m’assurer qu’il y avait un véritable intérêt à développer une solution autour des réseaux d’eau potable. S’est ensuivie la création de l’entreprise en 2019 et une seconde phase de R&D assez intense, menée de 2019 à fin 2021. Il nous a ensuite fallu commencer à constituer une base de données et apprendre le métier de la recherche de fuite, en travaillant avec des opérateurs sur le terrain. Cela nous a permis de comprendre quels étaient les critères précis à prendre en compte, quels étaient les critères de performance d’un réseau. Entre fin 2021 et mi-2022, nous nous sommes penchés sur la question du modèle économique. Une fois que l’on a l’IA, il faut en effet réfléchir à la meilleure façon de l’amener au client et de la monétiser. À cette grosse phase de réflexion économique se sont ajoutés des tests de nos modèles d’IA. Ces tests se sont achevés en juin de cette année. Nous avons donc trouvé la bonne méthode, et nous sommes désormais plutôt dans une phase d’accélération commerciale.
Quelles ont été les principales étapes de la phase de R&D que vous évoquez ?
Il y a eu trois grandes étapes. La première a consisté à poser le problème : quel est l’indicateur et que souhaitons-nous améliorer ? Tout le monde peut trouver une fuite… Il suffit de marcher le long du réseau. Mais ce qui importe vraiment est l’efficacité, le nombre de fuites trouvées par kilomètre. Nous voulions donc parvenir à la plus grande efficacité possible, c’était vraiment un élément clé pour nous.
La deuxième étape a été une réflexion autour des variables. Il fallait en effet que les variables que nous allions définir pour résoudre le problème soient utilisables par un maximum de clients. En France, on entend souvent dire que les réseaux d’eau atteignent un rendement de 80 %… En réalité, cela est assez polarisé : les zones rurales dépassent rarement les 60, 70 %, alors que les zones très urbanisées peuvent bénéficier d’un rendement de plus de 85 %. Pour résoudre le problème, nous devions donc concentrer notre réflexion sur les zones rurales. Or, ces zones souffrent généralement d’un manque de données sur leurs réseaux, elles n’ont parfois même pas d’historique de fuites. Nous devions ainsi choisir des variables les plus universelles possibles. Le cadre dans lequel nous définissions nos variables devait être le plus scalable[4] possible. Nous devions également éviter d’avoir à en demander trop au client : si on lui demande une liste de données longue comme le bras, il ne va pas s’en sortir ! Il fallait donc trouver le moyen de lui demander le strict minimum.
Enfin, la troisième et dernière étape a été celle du travail en conditions réelles. Nous nous sommes rendus sur le terrain, où nous avons appris ce qu’est, concrètement, la recherche de fuites : observer les débits, étudier leurs divergences, les comparer à différents moments… Nous nous sommes aussi aperçus que les réseaux constitués de canalisations en fonte étaient différents de ceux composés de plastique. Cette phase de terrain menée aux côtés des collectivités a vraiment été une étape clé.
Ces trois grandes étapes ont donc constitué le socle de notre travail de R&D. Ensuite, nous avons pu nous lancer dans des tests, dans des itérations, qui nous ont permis de trouver les bonnes variables.
Vous avez finalement abouti à une technologie que vous avez baptisée IA-Leakmited. Comment fonctionne-t-elle ? Quels résultats permet-elle d’obtenir ?
L’IA-Leakmited est un protocole qui regroupe plusieurs choses. Elle utilise des variables environnementales et des variables liées au patrimoine en lui-même. On ne demande que très peu de choses au client : l’année de pose des différents éléments de son réseau, leur diamètre et le matériau dans lequel ils sont fabriqués. Nous demandons aussi lorsqu’ils sont disponibles un historique de fuites et d’interventions. Sur cette base, nous pouvons ensuite ajouter une multitude de variables environnementales. Par exemple, si l’on sait où passe une canalisation, on peut la replacer dans un contexte urbain : le niveau d’urbanisation de la zone est-il important ou pas ? Nous pouvons pour cela notamment nous baser sur l’imagerie satellite. Ce type de données environnementales nous permet de définir le contexte dans lequel évolue la canalisation.
Ensuite, il faut procéder à un apprentissage. Il nous a donc fallu constituer une base de données la plus large possible. Il fallait que nous puissions avoir le plus d’exemples possible, sinon nous n’allions pouvoir trouver que certaines fuites spécifiques. Il nous fallait une multitude d’exemples différents. Nous avons réussi à constituer une base de données qui représente actuellement 600 000 fuites sur 300 000 kilomètres de réseau. Et elle évolue toujours… Grâce à cela, nous apprenons à nos algorithmes à prédire les risques de fuite.
La dernière étape, qui est fondamentale, consiste donc à faire de la prédiction chez un nouveau client. Pour cela, nous devons prendre les données brutes de ce client et les adapter à un format requis pour faire des prédictions. J’ai évoqué tout à l’heure la question des données manquantes, il peut par exemple s’agir de l’absence de données sur l’année de pose des canalisations. Comment faire ? Nous avons en fait mis en place des protocoles de mise en forme pour permettre à l’IA de travailler sur les données, quelle que soit leur exhaustivité.
L’IA-Leakmited regroupe donc ces trois éléments : les variables descriptives, le protocole d’entraînement et le protocole de mise en forme des données des clients.
Quel est le degré de maturité de cette technologie ?
L’outil a déjà été testé dans quatre pays, dans quatre environnements très différents : en France, bien sûr, mais aussi en Angleterre sur le réseau londonien, en Italie dans les villes de Florence et de Barberino, ainsi qu’au Portugal. Nous avons ainsi obtenu un indicateur précieux, qui est la taille du réseau que nous sommes capables d’isoler pour trouver le maximum de fuites. Actuellement, nous savons que notre système est capable de cibler une zone correspondant à 30 % du réseau et qui concentre à elle seule 70 à 80 % des fuites. Évidemment, plus les données de départ sont bonnes, plus la zone isolée peut être restreinte, de l’ordre de 20 % du réseau seulement par exemple.
À partir de là, nous avons défini des produits. Le premier s’appelle Sprint. Il s’agit d’un service rapide de recherche de fuites. Cela permet de réduire de près de 70 % les pertes. Nous avons aussi développé un deuxième produit qui s’appelle Smart, qui consiste cette fois en une surveillance permanente du réseau, et donc en l’installation de capteurs acoustiques qui « écoutent » le réseau. D’une manière conventionnelle, il faut en moyenne quatre capteurs par kilomètre. Mais grâce à notre outil, on peut se contenter d’un seul appareil par kilomètre de réseau. Cela réduit donc drastiquement l’investissement nécessaire, et permet de démocratiser cette méthode auprès des zones rurales, ou de certains pays qui n’ont pas les mêmes moyens que les grandes villes.
Très concrètement, comment les résultats sont-ils présentés aux gestionnaires de réseaux ? Quels sont les coûts de vos différentes offres ?
L’offre Sprint permet au client de suivre en temps réel l’évolution du travail de recherche de fuites qui est mené. De même avec l’offre Smart : le client voit en direct le déploiement des capteurs sur une interface, une plate-forme web.
En matière de coûts, notre solution Sprint se situe autour de 200 à 250 euros par kilomètre de réseau, avec une garantie de performance. Nous définissions en effet un seuil en dessous duquel nous ne sommes pas rémunérés ! Pour l’offre Smart, il faut prendre en compte tous les aspects qu’elle regroupe : le dimensionnement des capteurs, leur déploiement, et leur éventuel redéploiement. L’IA peut en effet nous permettre de faire évoluer au fil du temps ce réseau de capteurs. Si le client dispose de ses propres capteurs, le coût de notre offre n’est alors que de quelques euros. Mais nous proposons aussi du leasing, pour les clients qui ne disposent pas de leur propre matériel. Le coût global se situe alors autour d’une vingtaine d’euros par capteur et par mois.
Quels sont vos objectifs en matière de développement commercial ? Avez-vous d’autres produits à l’étude ?
Nous avons déjà quasiment multiplié par sept notre chiffre d’affaires par rapport à l’année dernière. Nous espérons continuer sur cette lancée l’année prochaine. Nous avons des demandes concrètes et nous nouons de plus en plus de partenariats. Une société de recherche de fuite distribue par exemple déjà notre solution en Italie. L’offre Smart que j’évoquais est par exemple utilisée par Veolia dans la ville de Rouen. Et d’autres projets vont arriver : nous travaillons également en collaboration avec la Saur et Suez. Nous travaillons aussi avec les collectivités, comme Rouen et Besançon. Nous avons une équipe commerciale depuis quelque temps.
Nous avons franchi le stade de pilote, nous sommes véritablement dans une phase d’usage en conditions réelles. Nous poursuivons bien entendu une réflexion pour améliorer nos produits et en créer d’autres, mais ce que nous proposons est d’ores et déjà très mature sur le plan technologique, y compris sur des cas très complexes, lorsque les données sont lacunaires. Faire une IA de laboratoire n’est pas vraiment un problème… Le défi était l’industrialisation, à destination de clients réels !
En ce qui concerne nos produits, maintenant que nous pouvons aider nos clients à trouver les fuites, nous cherchons désormais à les aider à mieux rénover leur réseau. Nous travaillons donc au développement d’un outil capable de produire un jumeau numérique d’un réseau. Cela va permettre de réaliser des simulations de rénovations, d’obtenir des recommandations quant à la manière la plus pertinente de conduire cette rénovation afin de réduire le plus possible le risque de fuites, toujours grâce à l’IA. Cela permettra de faire des réparations virtuelles, et de voir quel impact cela aura sur le réseau dans les années qui suivent… Grâce à notre IA, nous voulons créer un environnement virtuel qui permettra aux exploitants de mesurer le potentiel de réduction de risque de leurs futurs investissements. Nous espérons pouvoir concrétiser ce projet au cours de l’année prochaine. Nous sommes pour l’instant en phase de bêta-tests : trois de nos clients sont déjà bêta-testeurs. Je pense que nous pourrons lancer ce jumeau numérique en fin d’année prochaine.
[1] Master in Business Administration
[2] École des hautes études commerciales
[4] Variable, évolutif
Cet article se trouve dans le dossier :
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