Le marché de l’électricité n’en finit pas de créer des questions sur l’avenir du système électrique. En cause : l’apparition de plus en plus fréquente d’épisodes de prix négatifs. Dans ces moments qui peuvent durer quelques heures, les exploitants de centrales sont incités à arrêter leur production. Si cela est devenu une pratique assez courante pour les énergies renouvelables (EnR), on a vu récemment le parc nucléaire français prendre une part plus importante dans cette modulation.
En effet, sur la fin de mars et en avril[1], il y a eu une douzaine d’épisodes significatifs de prix négatifs sur les marchés suisse, allemand, autrichien, ainsi qu’aux Pays-Bas et en France. Cinq d’entre eux ont franchi la barre des – 50 €/MWh en avril et par deux fois une pointe négative dépassant – 100 €/MWh a été observée. Début mai, une pointe ponctuelle à – 200 €/MWh a même traversé les Pays-Bas.
On observe ces prix négatifs surtout dans les pays avec une forte part d’éolien et de solaire photovoltaïque. Lorsque vent et soleil engendrent une forte production et que la consommation n’est pas trop élevée, en particulier les week-ends, l’offre dépasse la demande, ce qui fait baisser les prix de marché. Certaines sources renouvelables bénéficiant d’anciens contrats d’achat sans clause particulière d’arrêt dans ces cas-là, elles continuent d’injecter de l’électricité sur le réseau. Les prix peuvent alors passer sous zéro. Cet aspect est tempéré par le fait que les sites de production renouvelable sont de plus en plus sous contrat de complément de rémunération, où il est prévu que la production soit stoppée en cas de prix négatifs. C’est particulièrement le cas pour les centrales hydroélectriques qui peuvent ainsi garder leur stock d’eau pour des périodes de marché avec des prix plus avantageux.
Six réacteurs nucléaires à l’arrêt mi-avril
La France est un peu moins touchée par ces phénomènes, mais ils commencent à apparaître plus souvent. Ainsi, il y a déjà eu une centaine de pas horaires négatifs de janvier à fin avril 2024, alors qu’il y en avait eu 147 durant toute l’année 2023. Surtout, le parc nucléaire est en train de devenir un outil de modulation plus important de ces épisodes (voir graphe ci-dessous). Ainsi, de mi-février à mi-mars, 40 à 45 GW de centrales nucléaires fonctionnaient de manière habituelle, avec de faibles variations de puissance. Le 31 mars, une petite incursion des prix de marchés en négatif engendre déjà une variation de la puissance : le parc nucléaire se module à la baisse de 15 GW deux fois le week-end. Ce dimanche-là à 14h45, le nucléaire représente alors 50 % de la production d’électricité en France, à peine plus que le cumul de l’éolien (19 %), du solaire photovoltaïque (12 %) et de l’hydroélectricité (13 %).
Les 13 et 14 avril, encore plus fort, une modulation d’environ 20 GW est réalisée grâce à l’arrêt de six réacteurs nucléaires pendant le week-end et à la baisse de puissance au minimum technique d’une douzaine d’autres tranches. Lors de ces deux journées, à la pointe solaire vers 14h, le parc photovoltaïque compte à lui seul pour 25 % de la production d’électricité. L’épisode s’est répété les 20-21 et 27-28 avril, avec une modulation d’une dizaine de gigawatts du parc nucléaire.
Anticiper une hausse des contraintes
Selon EDF, la modulation des centrales a été prévue à leur conception, et le parc nucléaire dispose d’une « très bonne manœuvrabilité » d’environ 15 GW en quelques heures. Ainsi, « les réacteurs sont capables d’ajuster jusqu’à 80 % de leur puissance, à la hausse ou à la baisse, en 30 minutes et ce deux fois par jour ». Le producteur national affirme pouvoir programmer ces variations sans incidence particulière : les profils de puissance au démarrage sont pris en compte, les limites techniques sont maîtrisées dès lors que les besoins de production sont anticipés, les matériels subissent peu d’impact vu que la faible durée des épisodes ne génère pas de grosses variations de température sur le circuit primaire.
Néanmoins, EDF reconnaît que ces épisodes vont devenir « plus fréquents et plus profonds » avec le développement des EnR. Si le parc nucléaire continuera à participer à l’équilibrage du système électrique, l’énergéticien considère que de nouveaux « mécanismes impliquant plus massivement les EnR dans cet équilibrage global semblent indispensables ». Il s’agit de répartir l’effort et de solliciter les moyens les plus pertinents économiquement pour réaliser cette flexibilité.
D’autres enjeux apparaissent. Tout d’abord, il s’avère nécessaire de développer plus fortement la flexibilité de la demande. Le gestionnaire du réseau de transport d’électricité, RTE, manque d’offres de consommation à la hausse à activer lors de ces épisodes. Elles seraient pourtant bien utiles, tout comme il va falloir inciter fortement les consommateurs d’électricité à « déplacer » leurs usages lors de ces heures de forte production décarbonée.
Ensuite, RTE et ses confrères européens doivent vérifier que l’arrêt de volumes importants de production ne nuit pas au maintien de la fréquence des réseaux électriques. En ce sens, ils prévoient d’améliorer la gestion de ces épisodes de prix négatifs, notamment par l’amélioration des capacités de prévision des arrêts décidés par les producteurs.
Enfin, les producteurs comme EDF estiment nécessaire de décorréler les signaux de prix de court terme de ceux de long terme. Les premiers sont utiles « pour définir le dispatching optimal des moyens de production », mais les seconds sont incontournables pour inciter aux investissements nécessaires pour l’avenir, y compris en termes de stockage.
Si les fondamentaux du marché de l’électricité ne sont pas vraiment remis en cause par ces épisodes de prix négatifs, il semble donc bien que de nombreuses adaptations soient nécessaires.
[1] 2024
Crédit visuel de une : image générée par Adobe Firefly
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