[Cet article a été publié initialement sur le blog MyScienceWork]
On peut imaginer que lorsque les hommes des premières civilisations sortaient leurs bêtes pour les faire paître, ils mettaient dans un sac un galet pour chacune d’entre elles. Ainsi, de retour au village, ils pouvaient s’assurer qu’aucune ne manquait à l’appel en retirant du sac un galet pour chaque bête. Cette méthode, dite de bijection, dénote une certaine notion de la quantité et de l’égalité, mais nous sommes encore loin du nombre au sens où on l’entend, car avant d’acquérir une intelligibilité indépendante de sa représentation physique, un grand travail d’abstraction a été nécessaire.
Comme beaucoup d’animaux, l’homme possède dès l’enfance une notion innée du nombre : il sait comparer deux quantités, et comprend qu’en ajoutant quelque chose à un ensemble celui-ci sera plus grand. Mais si la compréhension du nombre et l’acquisition d’un langage sont innées, l’expression du nombre relève en revanche de la construction linguistique. Par exemple, le point commun entre deux oiseaux et deux gouttes d’eau est leur quantité, mais pour préciser cette quantité et inventer le mot «deux», il faut d’abord faire abstraction de la nature des quantités mises en jeu. Dénombrer deux oiseaux comme deux gouttes d’eau n’a donc rien d’évident.
OU on the BBC: The Search For Life – The Drake Equation (cc)
L’homme a développé un langage propre capable d’exprimer le nombre. Il a fallu des millénaires à l’humanité pour passer de la notion de quantité aux nombres. En tant que langage, celui-ci est une création pratique motivée par la nécessité de communiquer sur les quantités. Les nombres entiers en sont l’exemple le plus simple : ils permettent le dénombrement des bêtes d’un troupeau ou de faire l’inventaire des ressources, deux activités vitales pour la survie des premiers hommes. Or, comme tout langage, les nombres véhiculent une certaine vision du monde. Ils révèlent et conditionnent notre rapport au réel. Les pythagoriciens avaient bâti toute leur représentation du monde sur les entiers et les rapports d’entiers. Ils virent leur univers s’effondrer lorsqu’il fut démontré qu’aucun entier ou rapport d’entiers ne pouvait mesurer la longueur de la diagonale d’un carré de côté 1 (c’est-à-dire la racine carrée de deux). En effet, le travail d’abstraction ne s’est jamais arrêté, et aujourd’hui, plus personne n’est choqué par la racine de deux. A chaque nouveau problème, c’est en fournissant un effort d’abstraction supplémentaire que l’homme a fait progresser sa conception du nombre, et donc du réel.
Les nombres négatifs furent introduits en occident vers l’an 1000 pour rendre possible n’importe quelle soustraction. Aujourd’hui couramment utilisés, ils ne furent pourtant pas facilement acceptés. Comment une quantité d’oiseaux ou de gouttes d’eau pourrait-elle être négative? Et que dire des nombres complexes, apparus au XVI ème siècle, qui font intervenir la racine carrée de nombres négatifs ? Pendant longtemps, ils ont été considérés comme des artifices calculatoires sans réalité physique. Pourtant en physique quantique, leur usage s’avère indispensable, car certains objets, comme la fonction d’onde, ne peuvent être décrits sans leur concours. Les nombres complexes ont alors acquis à nos yeux une réalité physique.
Ainsi, à chaque nouvelle étape de la construction du nombre, l’homme s’est interrogé sur leur nature et sur leur réalité. Par exemple, les sumériens ne connaissaient pas le chiffre zéro, et les grecs anciens ne considéraient pas le 1 comme un nombre, car pour eux, un, c’était « l’être » lui-même, et non une quantité. C’est en faisant fi de la nature des quantités qu’ils posent alors la question de leur réalité. Des nombres négatifs aux nombres réels, la capacité d’abstraction de l’homme lui a permis de transcender cette question et d’accomplir de nombreux progrès, à tel point que l’homme utilise maintenant des nombres si loin de notre expérience quotidienne qu’ils semblent au profane totalement contraires au bon sens. Aujourd’hui, les sciences cognitives nous offrent un regard inédit sur la question : il ne s’agit plus de philosopher, mais d’étudier directement notre rapport au nombre et à la réalité. Nous avons d’ores et déjà certaines pistes mais ces explorations n’en sont qu’à leurs débuts, et les prochains développements devraient s’avérer passionnants.
par Flavien Decarreaux / Blog MyScienceWork
[Cet article a été publié simultanément sur le blog MyScienceWork et sur le blog Naked science du collectif d’étudiants du club de journalisme du CRI qui publie mensuellement un numéro regroupant des articles, un portrait de thésard, une interview dans un laboratoire, un micro-trottoir…]
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